Trinité

Roublef

Le dogme de la Trinité semble pour certains à la limite de l’absurde, au point que beaucoup de chrétiens se contentent de l’une ou l’autre des personnes : ils privilégient Dieu, le Père, Jésus, l’Esprit… Ce mystère est pourtant d’une clarté bouleversante, proche de l’évidence, si l’on veut bien sortir des plaisanteries stupides et accepter que Dieu ne corresponde pas exactement aux catégories que nous projetons sur lui. La question s’impose en effet : comment dire de quelqu’un qu’il est amour s’il est tout seul ?

Un Dieu ne peut pas être dit « amour » en lui-même s’il n’a que ses créatures à aimer. Aussi les chrétiens croient-ils qu’un courant d’amour circule en permanence à l’intérieur de Dieu entre le Père et son Fils et que ce mouvement qui les unit intimement est l’Esprit. Cette affirmation, incongrue dans un premier temps pour les partisans du Dieu unique, apparaît au contraire une formidable ouverture si on veut bien accepter l’idée que Dieu non seulement nous aime mais aussi qu’il est le fruit de la jonction de trois amours.

À en croire les autres monothéismes, la seule manifestation de l’amour divin serait l’élan que le Dieu unique déploie envers ses créatures : l’homme et éventuellement le reste de la création. Le christianisme affirme quant à lui que ce mouvement existe préalablement entre les personnes de la Trinité avant de s’élargir à nous. Faire entrer une pluralité en Dieu donne de lui une image dynamique. Mais n’est-ce pas aux dépens de sa grandeur ?

Le mouvement, en effet, qui suppose le passage par des états successifs, est souvent associé à l’imperfection. Seule une immobilité excluant le devenir serait digne de Dieu : il ne peut pas changer, ni souffrir, il sait tout, peut tout… Il est indiscutable que la Bible nous montre un Dieu qui révèle progressivement diverses facettes de son être au cours de l’histoire. N’est-ce là qu’une pédagogie inévitable face à un homme incapable d’approcher la grandeur divine ou bien ce mouvement touche-t-il Dieu en lui-même ?

La pensée chrétienne répond par l’affirmative à cette deuxième question. Pour elle, le mouvement, loin d’être une limitation, est la manifestation, sans cesse renouvelée, du dynamisme de la vie divine qui jaillit en abondance. Il reste vrai que, d’une manière particulière à chacun, nous percevons tous les personnes de la Trinité successivement au cours de l’histoire, de notre existence et même de nos journées. De même reste valable la vision dans l’Ancien Testament d’un peuple qui ne comprend que progressivement ce que Dieu veut lui transmettre et qui alterne les avancées et les reculs, les moments d’enthousiasme ainsi que les doutes et les trahisons. Enfin l’image d’un Dieu patient, qui reformule en permanence les contours de son alliance afin de regagner la ferveur de son peuple, un Dieu qui pardonne et soutient avec tendresse et pitié, demeure parlante pour les croyants.

Mais la révélation chrétienne va encore au-delà. Selon elle, il n’y a pas que de la pédagogie dans cette présentation d’un Dieu qui enrichit progressivement les images que nous nous faisons de lui. Le Dieu unique, en effet, est constitué d’une multitude de facettes qui se complètent et s’appellent mutuellement. Le christianisme les rassemble en trois personnes indissociables et en interaction permanente : le Père, le Fils et l’Esprit Saint.

Cette diversité en Dieu retentit sur notre vie spirituelle pour l’enrichir : il n’est pas rare que le chrétien s’attache successivement à l’une ou l’autre des personnes de la Trinité. Dépassés par la profusion des manifestations divines dont nous n’aurons jamais fait le tour, nous apprenons à circuler entre elles ce qui, d’ailleurs, nous préserve, au moins en principe, de l’attachement exclusif à une des images de Dieu. Bien plus, ce mouvement en nous-mêmes est participation à celui qui existe en Dieu.

La Trinité, effectivement, n’est pas repliée sur un amour qui se suffirait à lui-même : sa dynamique vient jusqu’à nous, elle nous prend, elle cherche à rejoindre toutes les créatures dont elle est à l’origine et qu’elle continue à animer. Elle s’adapte à leur diversité, à leurs limites et à leurs modifications permanentes. La vie de Dieu coule ainsi dans le monde comme le sang dans nos veines. N’est ce pas ce que nous percevons à la lecture et à la méditation du Nouveau Testament ?

En conséquence, le chrétien, quand il aime, n’a pas l’impression de mettre en œuvre uniquement une capacité qui lui est propre et qui le tourne vers les autres. L’amour chrétien ne se limite pas non plus au respect de règles morales, à l’empathie naturelle, à l’obéissance aux commandements de Dieu ou à la parole de Jésus : il entre en harmonie avec le mouvement d’amour qui existe en Dieu. Si l’approche chrétienne fait éclater la morale des bons sentiments, c’est parce qu’elle est ouverture à une dimension éternelle. Chaque fois que nous aimons, nous participons à un élan divin qui nous dépasse et nous entraîne. L’amour, quand il nous anime, est la manifestation de l’acte créateur du Père qui nous maintient dans l’existence et transfigure notre vie par la force de l’Esprit. L’acte créateur n’est donc pas à rejeter dans le passé, il est d’aujourd’hui, en perpétuel renouvellement et nous entrons tous dans sa danse, que nous soyons croyants ou non.

La Trinité ressemble à ces enfants qui font la ronde et invitent les spectateurs à entrer dans leur jeu. Blessés par les refus, ils sont tout heureux quand on les rejoint tant l’amour grandit au fur et à mesure qu’il s’élargit. Entrerons-nous dans la danse ? La foi en un Dieu trinitaire, tout en bouleversant notre conception trop rationnelle de la divinité, change aussi notre comportement vis-à-vis des autres. Entrer dans le mouvement de la vie de Dieu qui nous prend au passage, ouvre d’autres perspectives que d’appliquer des règles morales par conviction religieuse.

Le pape François ne dit pas autre chose dans le numéro 240 de Laudato si. Dieu, parce qu’il est Trinité, est relations. Dire qu’il nous a créés à son image signifie que nous sommes relations, comme lui : seuls, les êtres humains ne peuvent ni se former ni persister dans l’être. Le reste de sa Création est de même interconnecté, les éléments qui la constituent sont interdépendants : l’homme avec la nature, les hommes entre eux. Rien dans la nature n’est isolé, tout est en réseau et chacun est en lien avec Dieu. Nous sommes tous pris dans des faisceaux de relations qui conditionnent notre existence même. Aucun atome de la création ne peut prétendre se faire par lui-même ou exister seul et c’est en cela que nous sommes à l’image du Dieu trinitaire.

Les Personnes divines sont des relations subsistantes[1], et le monde, créé selon le modèle divin, est un tissu de relations. Les créatures tendent vers Dieu, et c’est le propre de tout être vivant de tendre à son tour vers autre chose, de telle manière qu’au sein de l’univers nous pouvons trouver d’innombrables relations constantes qui s’entrelacent secrètement. Cela nous invite non seulement à admirer les connexions multiples qui existent entre les créatures, mais encore à découvrir une clé de notre propre épanouissement. En effet, plus la personne humaine grandit, plus elle mûrit et plus elle se sanctifie à mesure qu’elle entre en relation, quand elle sort d’elle-même pour vivre en communion avec Dieu, avec les autres et avec toutes les créatures. Elle assume ainsi dans sa propre existence ce dynamisme trinitaire que Dieu a imprimé en elle depuis sa création. Tout est lié, et cela nous invite à mûrir une spiritualité de la solidarité globale qui jaillit du mystère de la Trinité.

Nul ne peut prétendre exister seul et l’épanouissement de chacun passe par la multiplication des connexions avec son environnement.

[1] François utilise ici une expression de St Thomas d’Aquin selon laquelle ce qui fait que Dieu est Dieu, c’est la relation : Dieu n’est que relation. Il n’est rien dans le Père, le Fils et l’Esprit qui ne soit relation. Il en est de même pour nous qui sommes créés à l’image du Dieu Trinité…

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