Changer, est-ce seulement possible ? Il y en a beaucoup encore pour croire que leur vie est déterminée. Nous entendons souvent des gens affirmer : « C’est ma nature », « C’est mon caractère » ou d’autres expressions du même genre qui sous-entendent qu’il est impossible de modifier ce qui fait notre nature profonde. Une telle affirmation est au moins ambigüe sinon le signe d’une paresse qui justifie le refus de s’efforcer à un quelconque changement. Il est reposant de se dire qu’aucun changement n’est possible et que je ne suis en rien responsable de ce qui m’arrive : « C’est mon destin, mon karma, je suis comme je suis… »
Pour sortir d’un tel défaitisme, il faut commencer par se demander de quelle manière nous nous constituons au fil de notre histoire. Sommes-nous vraiment le jouet des circonstances ? Existe-t-il des espaces qui nous permettent d’envisager des changements volontaires ? Deux positions se contredisent fondamentalement :
- La première veut croire qu’en naissant, nous recevons un certain nombre de déterminations qui font de nous ce que nous sommes et ces caractéristiques nous rattachent à la race des hommes. Cette conception soutient que nous héritons, que ce soit de Dieu ou de la nature, d’un capital que nous aurions à mettre en œuvre tout au long de notre vie, à la manière d’une graine qui contient en elle tous les éléments présidant à son développement.
- Une autre conception présuppose que nous entrons dans l’existence avec une page blanche qui se remplit progressivement au fil des influences, des rencontres, des bonheurs et des malheurs qui nous marquent d’une manière parfois indélébile, au moins durable. C’est cette deuxième position que j’ai développée devant vous avec le schéma que j’ai construit progressivement.
Nature ou culture
Un choix radical entre ces deux manières de voir serait aventureux. Il est certain que nous héritons tous au moins d’un patrimoine génétique qui nous conditionne grandement. Il est possible aussi que nous soyons porteurs d’un certain caractère, la manière de se comporter de certains tout petits enfants tendrait à le faire croire. Cependant, cela n’a rien à voir avec le déterminisme que l’on constate chez les plantes ou même chez les animaux. Bien que ceux-ci soient capables de s’adapter à leur environnement et aux circonstances, qu’ils parviennent à apprendre et à transmettre, au moins les animaux, ces êtres vivants sont fortement déterminés par leur structure génétique et par leurs instincts. Leur marge de progression reste limitée en comparaison de celle des humains.
Prétendre être totalement conditionné par un caractère ou par un déterminisme génétique, c’est donc faire de notre nature l’élément essentiel, à la manière d’une plante ou d’un animal, en minimisant la dimension sociale de notre humanité. Cela fait partie des tendances à la mode : à force de se considérer comme un animal parmi d’autres, nous en arrivons à oublier nos spécificités. Il est vrai qu’il est plutôt apaisant de prétendre ne pas être responsable de ce que je suis et de ce que je peux devenir, de renoncer à changer radicalement, d’affirmer que, moi comme les autres, nous devons faire avec… Vouloir changer, c’est au contraire prendre sur soi, engager des efforts, affirmer que tous les déterminismes, tant naturels que sociaux, peuvent être dépassés ou du moins profondément modifiés grâce à la dimension sociale de notre humanité, grâce aussi à certaines spécificités de notre nature humaine comme la conscience, la liberté et la volonté. Nous ne sommes pas des animaux comme les autres.
Nœud de relations
Si nous prétendons que notre dimension sociale est à la racine de ce que nous sommes, il nous faut préciser ce que nous entendons par là. Antoine de Saint Exupéry écrivait dans Citadelle : « Tu es nœud de relations et rien d’autre », sans mes relations je ne serais rien. Karl Marx quant à lui affirmait que « L’essence de l’homme c’est l’ensemble des rapports sociaux ». Il voulait dire par là que la base qui fait que chaque homme est différent réside dans les rapports sociaux qui marquent l’existence de chacun d’une manière unique et non dans une prétendue nature humaine qui serait commune à tous. La psychanalyse, dans la même orientation, désigne comme notre fondement, l’inconscient qui est le réservoir des influences que nous avons reçues depuis notre petite enfance jusqu’à aujourd’hui, avec, en particulier la dimension du langage qui conditionne notre personnalité et notre pensée.
Grâce à ces approches, nous pouvons mieux comprendre la formidable diversité qui existe entre les hommes, leurs incroyables capacités dues au peu d’importance de leurs déterminismes, leurs possibilités de développement indéfini et donc de changement. Nous ne sommes pas enfermés dans une manière d’être définitive, dans un instinct, une nature prédéterminée. Notre marge de progression est sans limites tant que nous nous efforçons de diversifier nos relations avec des personnes et des sources de connaissances, tant que nous osons nous lancer dans de nouvelles expériences qui, chacune, laisse ses traces en nous et nous transforme.
Comment se déroule notre construction et comment est-elle évolutive ? Les chapitres qui suivent cherchent à répondre à cette question.
Percolation
Le premier appui que nous cherchons, nous le trouvons chez Michel Serres qui prend l’image de la percolation pour nous faire comprendre comment nous gérons l’héritage de notre histoire. C’est sur elle d’abord que nous allons nous appuyer.
Ainsi, notre construction ne consiste pas uniquement dans l’ajout successif de diverses influences qui demeureraient côte-à-côte ou s’empileraient. À l’image de l’eau qui, dans un percolateur, traverse plusieurs couches de café pour prendre du goût et donner à la fin la boisson que nous connaissons, les traces qui nous ont marqués sont vivantes, elles se transforment au fil du temps, s’enrichissent et se modifient.
Pour prendre un exemple, notre lieu de naissance, bien qu’il soit lointain, continue à être un élément important de notre personnalité dans la mesure où il s’enrichit tout au long de notre vie d’expériences qui le complètent. Notre origine, qui n’est qu’un point de départ, prend de nouvelles dimensions au fur et à mesure que nous l’assumons, que nous lui restons fidèles malgré les changements qui sont la conséquence des événements extérieurs et de nos choix de vie.
Il en est de même de nos origines familiales. Elles marquent notre entrée dans la vie et certaines dimensions de notre caractère de départ mais leurs spécificités se modifient au fil des années. Nos relations avec nos parents se transforment en fonction de nos changements personnels, du lien avec une fratrie, des mûrissements et des vieillissements, des décès… Si nous restons profondément marqués par ce qu’ils sont ou qu’ils ont été pour nous, la qualité de notre attachement se modifie en fonction de notre histoire et de nos choix personnels en continuité et/ou en rupture avec la manière dont ils ont un intérêt pour nous.
C’est ce que Michel Serres image avec l’idée de percolation qui permet de tenir ensemble, dans une vision dynamique, l’origine, la continuité, les évolutions et les ruptures éventuelles. Il est vrai que ce que nous avons vécu dans notre enfance continue à nous marquer aujourd’hui mais pas uniquement comme une trace du passé stockée dans notre mémoire : elle est toujours vivante. Ces traces se modifient au cours de notre existence, elles s’amplifient ou se résorbent, elles prennent des visages divers et si ce qui était à l’origine reste vivant, les changements se multiplient du fait du passage à travers les diverses couches de notre existence.
De même, le fait d’être né quelque part n’aurait plus guère d’importance aujourd’hui s’il ne s’incarnait pas dans l’histoire qui dure d’une famille, s’il ne reprenait vie par des choix de loisirs, des nostalgies, des relents de régionalisme plus ou moins fantasmés. Pour prendre un autre exemple, je n’ai aucun souvenir de mon baptême et pourtant cette entrée dans la vie chrétienne continue d’être vivante en moi grâce à ce que j’ai reçu de mes parents, de mes éducateurs, grâce aussi à des choix que j’ai posés et que je continue à faire. Les sacrements sont des engagements dans la durée qui prennent corps tout au long d’une existence.
Ce ne sont que des exemples pour illustrer combien le temps n’est pas la succession vide de moments qui disparaissent au fur et à mesure qu’ils sont remplacés par d’autres. Il est habité de permanences qui se modifient et font la richesse de nos existences ; il percole : à la fois continuité et changement.
Déterminisme et liberté
Nous sommes donc déterminés par ce que nous vivons. Tout ce que nous sommes, nous en avons hérité et nous sommes transformés comme nous transformons, parfois à notre corps défendant, par ce à quoi nous sommes affrontés. Gardons-nous cependant un espace de liberté ? Je le pense.
Il est possible de nous positionner librement face aux événements qui nous marquent et que nous n’avons pas choisis. On ne peut pas faire que ce qui existe n’ait pas existé ou ne soit pas là. Notre passé continue à nous influencer, impossible de le négliger : même si nous rêvons parfois que notre vie aurait pu être autre, il continue de s’imposer à nous, c’est lui qui nous a constitué, a fait de nous ce que nous sommes. Par contre, nous avons la possibilité de l’apprivoiser, de faire avec, de l’orienter d’une manière qui nous soit favorable, il n’est pas une fatalité qui nous enserrerait définitivement.
Il est clair que ces changements ne sont pas possibles par la seule force de la volonté et par la seule accumulation de décisions abstraites, souvent sans effet. Tout changement suppose une modification effective des relations qui nous constituent, la bonne volonté ne suffit pas. Ainsi, notre histoire est jalonnée de décisions qui ont entrainé des virages essentiels : première communion, choix d’études, d’un travail, mariage, ruptures avec certains, amitiés avec d’autres, enfants, installation dans un autre pays… Ces choix qui ont entrainé de nouvelles conditions de vie provoquent des changements réels dans ce que nous sommes parce qu’ils ne sont pas des vœux pieux.
Ceci dit, quelqu’un comme Spinoza nous invite à nous poser des questions sur la réalité de notre libre arbitre. Selon lui, nous nous croyons libres uniquement parce que nous ignorons les déterminismes qui sont à l’origine de nos actes. C’est souvent vrai : il est probable effectivement que beaucoup des choix que nous croyons libres ont été dictés par des éléments extérieurs que nous n’avons pas vus ou que nous ne voulons pas voir. Ce qui est dit de l’inconscient par exemple nous amène à penser que nous sommes souvent manipulés par des tendances, des pulsions, des peurs ou des envies qui sont la conséquence de notre histoire et que nous ne maitrisons pas, souvent sans le savoir. Sans doute que nos choix ne sont pas toujours aussi libres que nous nous plaisons à le croire.
Il est donc important d’accepter de reconnaître que nous sommes foncièrement dépendants de ce qui nous entoure. Certains le refusent parce qu’ils pensent qu’être libre suppose de ne dépendre de rien ni de personne et d’agir sans être influencé ce qui est une douce illusion. Il est impossible d’exister sans aucune dépendance et la liberté n’est pas d’être sans liens mais d’apprendre à gérer librement, sans renoncer à les modifier, en fonction des buts que nous recherchons, les conditionnements incontournables dans lesquels nous sommes pris.
Car ce n’est pas qu’une illusion : il nous arrive de prendre des engagements volontaires qui marquent profondément notre vie et nous transforment radicalement, nous le croyons. Certes, certains changements, en bien ou en mal, se réalisent malgré nous quand nous sommes confrontés à des événements dont nous ne sommes pas à l’origine. Ils font de nous des personnes différentes sans que nous le voulions mais d’autres sont la conséquence de choix personnels dans lesquels nous nous sommes engagés consciemment.
Quoi qu’il en soit, il faut bien prendre conscience que seules les modifications concrètes de la galaxie de notre environnement font de nous des personnes différentes.
D’Arlequin à Pierrot
Mais alors, qui suis-je ? De ce qui précède, je peux conclure que je suis un amalgame disparate d’une multitude d’influences diverses qui font de moi un être éclaté. Beaucoup de personnes aujourd’hui vivent avec cette impression de ne pas être unifiées, d’exister successivement sous des formes sans rapport les unes avec les autres. Cependant, inutile de chercher à rejoindre un centre qui définirait ce que nous sommes en profondeur : une nature, un élément de notre personnalité ou de notre histoire, une origine qui ferait de nous quelqu’un d’unique, une couleur de peau, un genre… Je suis né quelque part mais chacun des endroits que j’ai traversés a laissé sa marque en moi, je suis homme et femme, un chrétien tellement habité par les questions que je me reconnais facilement dans certains athées, un et multiple…
C’est ce que Michel Serres veut suggérer en nous proposant l’image de l’Arlequin : nous sommes constitués de pièces et de morceaux et nous avons beau essayer de refuser certains de nos vêtements, nous sommes comme un oignon qui n’est fait que de couches successives. Nous aurions beau nous arracher la peau, il y a dessous de nouvelles influences dont nous avons hérité et ce à l’infini.
Une solution serait de limiter notre identité à certains éléments que nous souhaitons privilégier en mettant les autres de côté, en tentant de les oublier. Mais ce qui est caché continue à exister et à nous influencer inconsciemment. De plus, choisir, c’est nous mutiler, nous priver d’une part de nous-mêmes. Il faut accepter tout ce qui a constitué, au fil des années, la personne que nous sommes devenue, quand bien même le meilleur côtoierait le pire. Nous aurons beau régresser à la recherche de ce qui ferait notre origine, notre essence propre, aucun élément unique ne pourra nous définir pleinement. Nous restons complexes et même contradictoires.
Si l’on en croit Michel Serres, la solution serait dans le passage de l’Arlequin à une autre image : le Pierrot, non la quête d’une spécificité originelle ou le choix d’un aspect unique qui nous définirait mais la fusion de toutes les influences qui nous déterminent en un ensemble cohérent, manifestation de notre personnalité qui tienne compte de la multiplicité de nos origines. Le Pierrot est le personnage blanc qui combine, en l’unifiant, la grande diversité de nos couleurs. Devenir quelqu’un d’unique est le résultat de la somme de nos efforts pour coordonner en un ensemble cohérent ce qui est, à l’origine, un mélange hétéroclite de particularités sans unité décelable. La blancheur de la page de nos débuts était la marque de l’infinité des possibles qui s’ouvraient à nous, ce qui n’est pas le cas pour les animaux ni les plantes dont les possibilités sont limitées. La blancheur de la fin est la résultante de la mise en réseau de tous les possibles que nous avons réalisés, cohérence qui se modifie sans cesse et dont la mise en œuvre demande une attention constante. C’est aussi une entreprise jamais achevée, à reprendre sans cesse.
Une personne est toujours à construire et elle se modifie au cours de l’histoire de chacun, au fur et à mesure que nous ajoutons des dépendances nouvelles à notre réalité en devenir constant. Nous changeons en permanence, volontairement ou non, selon les aléas de notre existence et selon les nouvelles voies dans lesquelles nous nous engageons. L’épisode de la pandémie montre clairement comment des événements extérieurs peuvent nous modifier sans que nous l’ayons voulu. Nous grandissons ou nous régressons dans un mouvement à réactiver sans cesse. Le défi de nos existences est de mettre de l’unité dans ce qui est dispersé. Nous devenons vieux le jour où nous arrêtons le mouvement, où nous acceptons de nous scléroser dans une identité unique.
Attestation
La cohérence ainsi recherchée n’empêche pas que nous nous présentons sous différentes facettes selon les circonstances. Je n’apparais pas de la même manière quand je suis au travail, dans une responsabilité, en famille, avec mes amis, en prière, quand je pratique un sport… Même dans le cas où je suis parvenu à une certaine unité, j’aborde les autres à partir du rôle que je tiens dans mes rapports sociaux. Je suis pourtant le même tant que je reste fidèle à la personnalité que j’ai construite. Derrière la facette que je montre, se profile le reste de ce que je veux être et je maintiens ma cohérence au-delà des circonstances. Le rôle que je tiens n’est qu’un mode d’apparition particulier que je peux justifier par l’ensemble de ce qui a de l’importance pour moi.
Comment alors puis-je dire : « Je suis le même ? », comment parvenir à unifier tous les aspects qui me constituent alors que je change sans cesse ? Qu’est-ce qui me fait croire que je suis toujours la même personne et qui me permet de dire simplement : « Je » alors qu’il ne me reste plus rien de ce que j’ai été depuis ma naissance jusqu’à aujourd’hui ? Malgré des changements constants, malgré les étapes qui se sont succédées et qui semblent se remplacer sans que rien ne reste des moments précédents, comment croire que quelque chose de mon identité demeure, à part un nom qui reste sur une carte ? En fait, ce qui est le plus évident, c’est que je me modifie en permanence, c’est le changement qui est le plus clairement perceptible dès qu’on regarde au-delà de l’instant. Passer de l’Arlequin au Pierrot est une belle image mais comment la réaliser ?
Pour éclairer cette question, je fais appel à Paul Ricœur qui avance l’idée d’« attestation ». Ce qui fait la continuité de mon existence tient au fait que j’affirme, j’atteste, que je suis toujours la même personne dans les moments successifs de ma vie. Cela passe par la fidélité à des personnes, à des valeurs, à une foi… Je suis la même personne parce que je me refuse à renier certains points fixes qui restent valables tout au long de mon existence. Certes, même cela peut se trouver modifié selon certaines modalités mais mes orientations resteront globalement les mêmes parce que je veux qu’il en soit ainsi. Ce qui me permet de dire : « Je » et de prétendre être le même, c’est la constance que je mets dans mes engagements. Rares sont les changements radicaux dans la vie, peu de reniements totaux, la plupart de nos changements se font progressivement et restent globalement en cohérence avec certaines directions, des utopies, que je me refuse à renier.
Ce qui fait ma permanence n’est donc pas à rechercher dans certaines situations particulières, dans un caractère, un corps… mais dans la décision que je prends volontairement de demeurer dans une ligne dont je refuse de m’écarter fondamentalement, même s’il m’arrive de la trahir partiellement, parce que je veux qu’il en soit ainsi. J’atteste qui je suis, c’est-à-dire que je veux témoigner devant ceux qui m’entourent que j’ai une colonne vertébrale autour de laquelle s’enroulent la plupart de mes actes, de mes paroles et de mes engagements.
C’est souvent à la mort de quelqu’un que l’on prend conscience et qu’on rappelle quels étaient les grands enjeux de sa vie. À la relecture de l’existence de quelqu’un, souvent banale, on se rend compte que quelques grandes lignes de force présidaient à ses choix : sa famille, son travail, l’attention aux autres, l’amour de la nature… Ce qu’il a fait, ce qu’il disait, ses choix, ce qui reste dans notre souvenir… attestent de qui il était véritablement pour le meilleur et pour le pire ! C’est bien aussi de s’en rendre compte avant la mort…
Récit
C’est à cela que sert le récit. C’est par cette piste, proposée à nouveau par Paul Ricœur pour mettre un peu d’unité dans notre vie et pour en révéler les arrêtes principales, que je voudrais terminer. Le but est le même une fois de plus : en faisant le récit de sa vie, on se donne la possibilité de passer d’une conscience de soi éclatée à une cohérence acceptable entre les éléments conscients et inconscients qui nous constituent. Le récit est le moyen de maîtriser le changement.
Car notre existence s’écoule au fil du temps, les moments s’accumulent, se succèdent sans qu’émerge un sens qui s’imposerait de lui-même. La réponse à une question simple comme : « qu’est-ce que j’ai fait aujourd’hui ? » ou « qu’est-ce que je fais demain ? » demande un minimum de réflexion, une prise de distance, une pause dans le flot dans lequel nous sommes plongés habituellement. La solution consiste à faire un récit : je m’accorde un moment pour faire le point, j’en parle avec un proche, je prie, je révise ma vie, je prends quelques notes…
Cela commence par faire émerger quelques faits pour préciser ce qui s’est passé. Un fait est déjà une construction, une tranche de vie que je détache du reste pour en faire une unité qui acquiert par là sa cohérence propre. C’est une première étape : isoler, dans le flot des changements de notre vie, des éléments que je fais tenir par eux-mêmes. Ces faits ainsi constitués deviennent pour nous des temps forts, des repères dans une vie bousculée où la valse des changements fait croire que rien ne tient et que tout se vaut ou bien même qu’aucune réalité n’émerge et n’a d’importance par rapport à l’ensemble.
La deuxième étape consiste à combiner une suite de faits pour les mettre dans un ordre comportant une certaine logique. Je détermine un début et une fin, chaque fait prend sa place selon un « avant » et un « après », je remplace le hasard par des enchaînements qui se justifient par des relations de causalité, je crée des réseaux de sens pour mettre du relief dans un quotidien qui en manque cruellement… Je construis petit-à-petit le récit de ma vie par la mise en place de séries particulières qui se succèdent dans un ordre qui prend du sens.
Un récit, pour gagner en intérêt, suppose que l’on détermine un scénario qui comporte des rebondissements, une progression ou des régressions, il est bon qu’une trame se dessine avec du suspens, des « à suivre », tout ce qui peut faire d’un déroulement sans intérêt une histoire qui sort de la morosité du quotidien.
L’étape suivante consiste à désigner des acteurs, indispensables dans un scénario : « qui fait quoi ? », « quels sont les acteurs principaux ? », « qui est responsable ? », « quels sont les personnages importants ? », « quel est mon rôle ? » Très souvent il nous semble que nous sommes ballotés sans savoir ni par qui ni pourquoi. Déterminer qui agit permet de trouver des responsables en précisant le rôle de chacun et le nôtre propre.
Il faut enfin préciser quels étaient les buts recherchés : où va mon histoire ? qu’est-ce qui reste important pour moi en fin de compte ? dans quelle direction va ce déroulement qui semblait chaotique au premier abord, etc.
Faire un récit amène de la clarté dans une vie qui en manque souvent. Mais c’est une affaire personnelle. La plupart du temps, il existe plusieurs approches possibles d’une même réalité. L’essentiel est que mon récit soit « vrai », c’est-à-dire qu’il repose sur des bases vérifiables, que je ne me rêve pas ma vie. Ensuite, la détermination de moments importants, leur interprétation, la mise en ordre qui en est faite, les buts revendiqués dépendent de l’interprétation de chacun. À chacun son récit mais, ce qui est intéressant, c’est que je peux le raconter et, par là, partager avec d’autres mes raisons de vivre d’une manière compréhensible. Un récit facilite mon entrée dans de nouveaux rapports sociaux.
Tout ce que nous avons cherché à éclaircir dans notre recherche vise à préciser les pratiques essentielles permettant de gérer d’une manière responsable les changements qui se présentent à nous ou que nous cherchons à réaliser. C’est en faisant entrer des logiques dans les changements vécus que nous ouvrons la possibilité d’intervenir efficacement dans ce qui se passe. Une fois précisés le déroulement et les acteurs, déterminés les buts recherchés, il devient possible de se rendre maîtres de notre destin et d’initier consciemment des changements assumés personnellement.