Un récit de vie
Dois-je l’avouer comme on le ferait d’une tendance honteuse : j’ai longtemps cru en un avenir meilleur !
J’ai une excuse : j’ai grandi au temps des trente glorieuses où tout le monde était persuadé que demain serait mieux qu’aujourd’hui. Le développement économique était une évidence en cette période d’après-guerre où il y avait tant à reconstruire et nul ne doutait que la situation des enfants serait systématiquement meilleure que celle de leurs parents. Personne ne remettait en cause les bienfaits apportés par le développement des sciences et des techniques et l’on croyait volontiers que les problèmes essentiels de l’humanité allaient être résolus grâce à elles autant ceux qui concernent la santé que la faim dans le monde et les inégalités. Les progrès de la culture, à laquelle la plupart allaient avoir accès, pensait-on, au niveau de tous les peuples, étaient également le gage d’une libération universelle des superstitions et la promesse de comportements responsables vis-à-vis de la société, de la politique, de la morale, de l’engagement humain…
Une famille
Circonstance aggravante, je suis né dans une famille de militants ouvriers. Mes parents, syndiqués à la CGT, ont toujours eu, depuis leurs débuts dans la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, la préoccupation de la libération des exploités et, sans avoir d’engagement politique, se sont situés résolument à gauche. Ils ont longtemps vécu dans l’assurance que l’action des travailleurs allait progressivement changer le monde et ils me l’ont transmise.
Leurs choix de vie, pas vraiment idéologiques, allaient sans cesse en direction des « plus pauvres » comme ils aimaient à les appeler sans misérabilisme. Leurs valeurs se concrétisaient par des actions au niveau du logement, de la consommation, de l’alphabétisation, du soutien des immigrés en général, des malades de l’alcool, de la défense des femmes…, au plus près des besoins des gens du quartier populaire où nous habitions. J’ai ainsi baigné tout jeune au milieu de ces rencontres multiples et diverses, dans une ambiance où l’espoir portait moins sur des lendemains qui chantent que sur les petites avancées bien réelles qu’il était facile de repérer. En effet des petits se regroupaient, parlaient, sortaient la tête de la misère, trouvaient un logement, apprenaient le français, participaient à une sortie au bord de la mer, utilisaient les machines à laver collectives installées chez nous au rez-de-chaussée, partageaient des pommes de terre, des morceaux de bœuf, sortaient de l’alcool, vivaient une solidarité interethnique pas toujours sans mal il est vrai… Les avancées étaient aisément perceptibles et le nombre grandissant des bénévoles qui s’engageaient dans les associations familiales et celles de quartier faisait bien préjuger de l’avenir. La mairie elle-même devait en tenir compte.
Les langages se croisaient, les invitations à des fêtes diverses autour d’une paella ou d’un couscous, en l’honneur du ramadan ou d’un baptême étaient monnaie courante. Le soir de mon ordination, un 31 décembre, les musulmans de nos amis ne sont pas venus à l’église mais ils ont gardé la salle pendant la cérémonie et nous ont servis pendant la soirée jusqu’à 5h… Nous vivions une vraie fraternité sans grands discours, réelle malgré quelques tensions difficiles à éviter. Le racisme ne date pas d’aujourd’hui.
Un tel comportement venait évidement de ce qu’on peut appeler une « conscience de classe ». Mon père, longtemps peintre en bâtiment comme son père et ses frères, a connu des périodes de chômage, est passé par l’usine, a travaillé comme gratte-papier… ma mère a été employée comme secrétaire quand elle en a eu la possibilité… ils ont connu la précarité et nous, les enfants, en avons pris conscience sans pour autant vraiment en souffrir ; nulle résignation dans la famille, juste quelques restrictions.
Cependant une autre dimension a été déterminante dans leur cheminement : la foi. Ils s’étaient connus au sein de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et c’est au nom de Jésus Christ qu’ils étaient militants. « Nous referons chrétien nos frères par Jésus Christ nous le pourrons » était un chant de la JOC qui poursuivait : « par Jésus Christ nous le voulons, nous leur porterons la lumière et la flamme dont nous brûlons ». Le chant continuait par le refrain : « Forts de nos droits soyons vaillants, fiers purs, joyeux et conquérants… » L’engagement ouvrier au nom des droits revendiqués et leur vie de foi étaient ainsi indissociablement liés. L’Action Catholique Ouvrière, avec ses réunions et ses sessions régulières leur ont permis, par la suite, d’articuler étroitement leur double fidélité à Jésus Christ et à la classe ouvrière, pas parfaitement théorisée mais vécue pleinement dans l’unité de leur vie. Nous allions tous les dimanches à la messe et j’ai encore l’image de mon père, au milieu d’une assistance à genoux, seul debout par souci de dignité j’en suis persuadé. Ils achetaient le journal « Témoignage Chrétien » à la sortie et j’avais droit à « Cœur Vaillant ».
De nombreux prêtres venaient passer des soirées chez nous, même en dehors des réunions. Mes parents en ont soutenu un en particulier, marqué par l’alcoolisme, ils ont accueilli quelques prêtres ouvriers à une période où ils avaient à faire des choix difficiles, ainsi que des évêques. Ils ont surtout beaucoup échangé avec les uns et les autres et les dialogues n’étaient pas en sens unique : ils savaient remettre en cause certaines de leurs attitudes et questionner leurs engagements.
Enfant, j’ai admiré et plus tard mieux compris l’équilibre qu’ils s’efforçaient de maintenir entre leur vie de foi et leurs engagements ouvriers. Ce n’était pas toujours évident en ces temps où plusieurs prêtres ou militants en ACO, au nom du réalisme politique ou syndical, mettaient progressivement leur pratique religieuse de côté. Mes parents interrogeaient spécialement des prêtres ouvriers qui limitaient beaucoup trop à leur goût leur place de prêtre dans les mouvements ou dans l’Église, voulant se faire passer pour des militants comme les autres.
D’autres adultes militants ont eu une place importante dans mon cheminement. C’étaient des amis proches de mes parents, assez différents dans leurs manières de s’engager mais qui partageaient les mêmes orientations fondamentales. Deux m’ont particulièrement marqué : l’un parce qu’il m’a initié à la montagne et que, de plus, cheminot il venait dormir régulièrement à la maison quand ses horaires étaient trop serrés ; l’autre m’impressionnait par ses analyses de la situation de l’époque et j’aimais beaucoup l’écouter. Leurs femmes respectives, engagées elles aussi, étaient plus discrètes mais avaient le don de me recevoir comme quelqu’un de la famille et j’ai gardé des relations fraternelles avec leurs enfants. On parle parfois à propos de l’Afrique de groupe familial élargi aux oncles et tantes, c’est quelque chose de ce genre que j’ai vécu avec eux en particulier.
Bref, c’est dans cette ambiance que j’ai grandi ainsi que ma sœur, puis mon frère. Les engagements de nos parents étaient suffisamment expliqués et partagés pour que nous les acceptions sans grandes difficultés. Je ne me souviens pas avoir remis en cause la légitimité de leurs choix ni surtout la manière dont ils combinaient leur foi avec leur action auprès des plus pauvres. Il est vrai que leurs manières de faire, très pratiques, étaient peu marquées par ce qu’on appelle l’idéologie. J’ai seulement été, pendant un certain temps, critique vis-à-vis de l’anticommunisme viscéral de mon père, qui me semblait exagéré…
À la suite
Comme ma sœur et mon frère, j’ai poursuivi dans la même ligne, à ma manière certes puisque je suis entré au séminaire à 14 ans ! Mes parents, pas mécontents de cette vocation, auraient préféré cependant que je diffère un peu cette entrée parce qu’ils craignaient plus que tout que j’oublie mes origines (refus catégorique de ma mère de m’acheter un costume, lequel était demandé par le supérieur !) ou que j’en aie honte. Pour éviter cette dérive, j’ai très tôt aidé mon père sur ses chantiers de peinture et j’étais fier de la qualité de son travail ; j’en ai même fait l’objet d’une rédaction en primaire ! Dès que j’ai eu l’âge requis, pendant les vacances, ils m’ont envoyé passer chaque année un mois au travail, en usine en particulier ; ils insistaient de plus pour que je ne perde pas le contact avec mes amis du quartier…
En outre, pendant mon temps de séminaire, je suis resté en relation avec la JOC, j’ai invité des militants ouvriers à venir témoigner de leurs engagements et j’ai même lancé un groupe, les Séminaristes en Monde Ouvrier, dans lequel je retrouvais mes confrères issus eux aussi du monde populaire. Minoritaires dans cette institution, nous prenions le temps de réfléchir sur nos origines et sur la façon de leur rester fidèle. Nous avons même vécu des rassemblements nationaux des SMO avant que le mouvement ne change de statut : il est devenu Formation en Monde Ouvrier. Les FMO ont permis à de jeunes travailleurs, essentiellement des jocistes, de faire un premier cycle de grand séminaire par week-end et par sessions tout en gardant leur emploi. C’est avec ces groupes que j’ai fait mes débuts de formateur en philosophie pendant quelques années, jusqu’à ce que les séminaires de leurs diocèses les absorbent, leurs évêques cherchant à toute force à regrouper leurs candidats dispersés à la prêtrise.
Dernière originalité de ma formation, au retour de mon service national à Madagascar, j’ai été embauché comme éducateur dans le club de prévention de mon quartier d’origine dont mon père était devenu le directeur. Tous les soirs, après le repas, je quittais le séminaire pour rejoindre le local du club et passer quelques heures avec les jeunes.
J’ai donc continué à vivre, du mieux possible, la double espérance dans un mouvement de libération ouvrière et dans celle que nous apportait la foi en Jésus Christ. Je le faisais avec beaucoup de conviction mais sans pour autant être capable de vraiment rendre compte de mes choix de vie. Je croyais que les deux mouvements allaient dans la même direction, qu’ils se complétaient et que l’on pouvait en reconnaître les effets dans le concret de notre monde. La théorie de l’évolution, le Royaume de Dieu, Teilhard de Chardin, puis Bergson et Vatican II, tout me semblait converger dans la même direction…
Les révisions de vie que je faisais, en JOC comme avec les SMO, consistaient essentiellement à mettre en parallèle des moments importants du quotidien de nos vies avec notre foi. Nous nous efforcions de faire des rapprochements avec des passages de la Bible. Il faut reconnaître que nous revenions souvent sur les mêmes citations ! Moïse traversant la mer Rouge à la tête de son peuple faisait partie de nos textes de prédilection, tout comme la parole de Pierre au paralytique : « lève toi et marche », ou aussi celle de Jésus : « Prends ton brancard et marche » … Nous nous proposions souvent de redonner la vue aux aveugles de notre entourage, la parole aux muets que sont ceux qui dans notre société n’avaient pas droit au chapitre. Il était toujours question de libérer, remettre sur pieds, se regrouper, apprendre à voir la réalité… Nous devions être les collaborateurs de Dieu dans l’avancée inexorable du monde vers son Royaume. Nous chantions : « Ton Esprit nous devance dans les luttes humaines ».
Nous étions naïfs ? Certes, mais je n’arrive pas à le regretter tant le dynamisme de cette époque et la manière de se comporter dans l’existence qui va avec m’ont aidé à échapper à bien des dérives du cléricalisme ambiant et à une religiosité lénifiante. Cela m’a permis en particulier d’accueillir avec une grande joie les bouleversements du concile Vatican II. Sans doute est-ce anecdotique mais j’ai été soulagé : je n’allais pas être obligé un jour de porter la soutane qui m’aurait mis à part des autres, j’allais pouvoir continuer à être proche des gens sans avoir à dépasser cette première barrière. Je respirais mieux…
Au séminaire, à cette époque dans la mouvance de 68, j’étais en réaction régulière, avec beaucoup de mes confrères, contre les professeurs qui n’avaient pas changé leurs cours depuis des années par peur souvent des sanctions ecclésiastiques que certains avaient déjà eu à subir. Plus de la moitié ont démissionné et certains remplaçants n’ont fait qu’un bref passage parmi nous ! D’autres ont été de bons guides. On les respectait soit qu’ils étaient restés en recherche dans leur discipline, soit qu’ils se plongeaient avec application dans les textes pleins de promesses du concile qui s’achevait et qu’ils nous guidaient dans nos propres découvertes. Comme la société, l’Église bougeait et nous avions envie de faire bouger le séminaire également ce que nous avons fait non sans beaucoup de déchirements : des séminaristes renvoyés, dans l’ambiance de ces bouleversements, ont été ordonnés 3 mois après…
Je n’étais pas très porté sur la liturgie et je n’appréciais pas particulièrement certaines formes de prière… je n’ai pas beaucoup changé depuis ! Cependant, j’aimais bien prendre de longs temps de méditation même si, étant responsable de la liturgie, je faisais répéter la cérémonie du « salut du Saint Sacrement » à mes collègues avant de filer rejoindre les jeunes du club de prévention. Que serais-je devenu si je n’avais pas eu, ancrée en moi, cette confiance aveugle en l’action de Dieu dans le monde et dans l’avancée inexorable du monde vers des lendemains meilleurs ? Depuis j’ai changé, il est vrai, ou plutôt j’ai glissé vers d’autres formes d’espérance sans perdre tout à fait mon attachement à mes bases. J’ai des amis qui se moquent encore de mon obstination de l’époque à me dire de la classe ouvrière alors qu’eux étaient de « vrais ouvriers » en usine !
Le choc de la philosophie
N’anticipons pas ! Une fois ordonné, mon évêque m’a demandé de partir faire des études dans la capitale. En dépit de mes réticences, j’ai fini par accepter sous l’amicale pression de prêtres ayant fait les mêmes choix que les miens. J’ai malgré tout refusé de « m’enfermer » dans la théologie parce qu’il me semblait que c’était la seule option, avec l’exégèse, qui était proposée aux prêtres devant se former et j’ai pris la voie de la philosophie. Mon évêque a accepté à condition que ce soit à l’Institut Catholique de Paris et à la Sorbonne. Je suis donc entré dans ce cursus, rejoignant à 30 ans des jeunes sortant du bac.
Mon premier trimestre a failli bien mal se terminer. Voulant trop en faire, je me suis lancé à corps perdu dans les études dont je m’étais éloigné depuis quelques années. Passer trop de temps à lire, à réfléchir m’avait fait entrer dans une spirale dangereuse dont je n’avais pas conscience. Je dormais mal et les idées tournaient en permanence dans ma tête, je perdais pieds… Par bonheur j’ai accepté l’invitation d’amis pour les vacances de Noël et ils se sont aperçus de mon état. Ils m’ont interdit toute lecture, m’ont obligé à sortir avec eux, à me dépenser physiquement, à bien manger, bien boire… et, grâce à eux, le tumulte dans ma tête s’est calmé progressivement. Je leur dois beaucoup. C’est une expérience forte que de côtoyer ainsi la folie ! On prend conscience par-là combien on est fragile et que la vie peut basculer facilement si on se laisse emporter.
Cela m’a servi de leçon et j’ai poursuivi mes études avec beaucoup plus de décontraction ! J’ai d’ailleurs passé toutes les épreuves sans trop de difficultés, je n’ai jamais eu à repasser une matière. Pour la réflexion philosophique, l’âge est un réel privilège. J’avais déjà acquis une certaine expérience : j’étais vu par les jeunes de mon année de cours comme « celui qui avait tout fait » et je passais tous les virages en tête au coude-à-coude avec une étudiante qui, elle, du fait de son intelligence, « savait tout ». J’ai bien apprécié cette période où, en agréable compagnie, je découvrais les bases de la pensée des grands classiques de la philosophie sans pression particulière.
Cependant des membres de groupes d’intellectuels dont je faisais partie dans la capitale m’ont poussé à m’investir en parallèle dans le marxisme. Me voilà donc, le soir, en train de participer à des cours de « l’Université Nouvelle » pour apprendre ce qui ressemblait beaucoup à un « catéchisme » du marxisme, dans le quartier Pigalle qui plus est !
Sans doute que l’anticommunisme de mon père m’a beaucoup aidé à garder des distances et à résister à l’endoctrinement. Après la Sorbonne, j’ai poursuivi ma formation dans le marxisme en continuant mes études à la faculté de Nanterre avec des approches infiniment plus ouvertes. Je garde, ainsi, le souvenir d’un cours que je suivais sur le Capital de Marx. Le professeur nous demandait de préparer à deux, en introduction, une explication sur un passage qu’il nous donnait à lire. Nous faisions un petit exposé d’une quinzaine de minutes que nous avions potassé en nous basant sur différents documents. Il nous écoutait sans un mot avant de prendre la parole à son tour en nous montrant que nous n’avions absolument rien compris au texte. Son approche sortait effectivement des lectures traditionnelles et renouvelait la compréhension des questions sensibles abordées par Marx. Il clôturait en nous donnant une excellente note…
J’ai essayé plusieurs fois de reprendre cette méthode quand j’ai moi-même été appelé à donner des cours de philosophie. Elle est efficace dans la mesure où elle permet de prendre conscience qu’il faut, la plupart du temps, se méfier de la première approche que nous avons de la pensée des autres. Généralement, nous sommes victimes des présupposés habituellement admis qui font écran et perturbent l’accès à certains textes, en particulier s’ils ne sont pas consensuels. J’ai apprécié, dans un autre contexte, le dépoussiérage par des exégètes de quelques passages de saint Paul qu’on a du mal à dégager des précompréhensions ajoutées au fil des siècles.
J’ai achevé ce parcours personnel par la lecture du livre de Lucien Sève Une introduction à la philosophie marxiste qui m’a vraiment aidé à nuancer mon approche et à découvrir des fondamentaux qui m’ont profondément éclairé. C’est sur cet ouvrage que je me suis appuyé par la suite quand il m’a fallu, à mon tour, donner des cours sur le marxisme dans différents groupes : en particulier les prêtres ouvriers de Midi Pyrénées puis ceux d’Aquitaine et même au grand séminaire de Poitiers mais pour ce dernier l’expérience n’a pas été renouvelée !
Au final, sans m’être jamais rapproché du Parti Communiste Français, je suis devenu assez savant sur le marxisme. D’ailleurs cela embarrassait beaucoup certains amis de mon âge, membres du PCF, dans les inévitables discussions que nous avions sur la foi et la politique. J’en savais bien plus qu’eux sur la théorie de leur parti, sinon sur sa pratique, ce qui ne les aidait pas dans les débats contradictoires ! Eux-mêmes ont pas mal évolué de leur côté et on peut désormais en plaisanter…
Je ne regrette pas ce détour théorique que j’ai été amené à faire. Il est bien clair que le communisme réel a été une catastrophe humaine et l’est encore. Il existe en revanche beaucoup d’éléments positifs dans les analyses de Marx, ces derniers m’ont aidé dans l’approche de la dialectique en particulier : passer de Hegel à Marx concrétise cette démarche et la rend applicable dans la vie de tous les jours si on n’en fait pas une nouvelle mécanique inexorable. Marx permet également de redonner du sens à la place fondamentale du travail et des travailleurs, de ne pas négliger la base matérielle, de distinguer le fondamental et le décisif… Enfin, grâce à lui, j’ai pu me mettre au clair sur la critique de la religion.
Il n’y a pas que Marx, il faut bien le dire, dont la lecture déstabilise les croyants. Plus généralement, on ne s’aventure pas impunément dans la fréquentation des grands philosophes quand on est chrétien et plus largement lorsqu’on a des convictions. Les approches de ces penseurs, par leur rigueur, minent progressivement toutes les certitudes y compris religieuses. Les critiques de Marx sont particulièrement redoutables dans leur radicalité et contraignent à faire le point sur les croyances avant de reconstruire petit à petit ce qui a été mis à mal… quand cela est possible et lorsqu’on en a envie.
Pour ma part, j’ai par exemple compris comment la religion, telle un opium, fait rêver et apaise les souffrances de ceux qui sont marqués par la vie du fait de l’exploitation qui les empêche d’être eux-mêmes. Les tranquillisants sont de bonnes choses puisqu’ils calment les douleurs mais ils ne sont pas des solutions pérennes pour ceux qui souhaitent libérer les gens de leur aliénation. Au lieu de mettre des fleurs sur les chaînes, écrit Marx, mieux il est préférable que les exploités voient la réalité et s’appliquent à se débarrasser de ce qui les entrave. Quand on est confronté à ces analyses, une question se pose pour ceux désirant rester chrétiens : vaut-il mieux refuser ces approches ou bien se demander si la foi peut servir à autre chose qu’à apaiser les souffrances de l’humanité, en en restant à l’assistanat par exemple ? La foi peut-elle être une aide sur le chemin de la libération ?
Dans une autre de ses critiques de la religion, Marx, en reprenant l’approche de Ludwig Feuerbach parmi tant d’autres philosophes, développe le fait que la religion se construit par la mise en forme de la projection de nos désirs : nous reportons sur Dieu ce qui nous manque et que, lui, possèderait en plénitude. Une telle affirmation est difficilement réfutable : en dehors des évangiles, il est aisément vérifiable que nous construisons notre Dieu à notre image. Comment réagir à ces constatations ? Allons-nous nous appliquer à réfuter ce constat ou bien chercher comment la foi ne se limite pas à ce phénomène ? La tâche est difficile ! Je me souviens de la panique qui a saisi le petit groupe des bons chrétiens que nous formions, au bout de quelques mois de philosophie à l’Institut Catholique de Paris, lieu protégé pourtant des attaques du marxisme ! Nous avons éprouvé le besoin de faire le point régulièrement, aidés par un dominicain de nos professeurs, pour voir comment continuer à croire après Kant, Descartes, Spinoza, Platon…
Le virage de la mystique
C’est alors que saint Jean de la Croix m’a sauvé ! J’ai rédigé mon mémoire, de ce qui était alors la licence, sur « le thème de la nuit » dans l’œuvre de ce mystique. Voilà en quoi cette approche m’a aidé… L’expérience de « la nuit des sens » est commune, pas besoin d’être un grand spirituel pour la vivre. Ainsi, je ne crois pas que beaucoup de croyants, sauf peut-être quelques illuminés, conservent intacte tout au long de leur vie de foi les émotions de leur enfance. Si beaucoup abandonnent leur rapport à Dieu en devenant adultes, c’est justement parce que notre imaginaire se tarit progressivement et que notre pratique religieuse perd de son caractère émotionnel, ce qui fait dire à certains : « J’ai perdu la foi » alors qu’ils n’ont perdu que des sensations. Ces dernières reviennent parfois, comme par bouffées ; quelques croyants en s’appliquant à certaines pratiques tentent de ranimer leurs élans du cœur mais ils s’épuisent tendanciellement : Jean de la Croix, lui, nous invite à les laisser dépérir sans regrets. Il y voit le signe d’une maturation essentielle dans le passage à une foi adulte.
En outre, du fait de mon parcours en philosophie, je me suis retrouvé en grande proximité avec « La nuit de l’esprit ». Selon saint Jean de la Croix, elle succède à la première, quand elle ne lui est pas concomitante. Elle aggrave le désarroi du croyant. Elle ne concerne plus notre côté émotionnel mais s’attaque aux conceptions que nous nous faisons de Dieu. Cette expérience est commune, elle aussi, quand nous finissons par nous poser des questions sur l’efficacité de la prière, sur la présence réelle et agissante de Dieu dans le monde, quand nous nous rendons compte que notre vision de Dieu colle un peu trop à ce dont nous avons besoin… il nous arrive de nous demander alors si nous n’avons pas inventé le Dieu auquel nous nous adressons. C’est la remarque de Voltaire : « Dieu a fait l’homme à son image… il le lui a bien rendu ! » Beaucoup de ceux qui étaient restés croyants après la première nuit finissent par quitter la foi à cause du désarroi suscité par la reconnaissance de la perte de pertinence de leurs idées sur Dieu.
Le phénomène, bien que commun, touche particulièrement les étudiants en philosophie qui se frottent à de grands penseurs, qu’ils soient critiques ou non vis-à-vis de la religion. Les philosophes bousculent tellement les idées toutes faites qu’ils laissent désemparés ceux qui entrent dans leurs raisonnements. Faut-il adhérer à leurs entreprises de déstabilisation, réfuter leurs arguments ou bien s’en tenir à la foi du charbonnier qui persiste à croire même quand cela lui semble stupide ? Je ne voulais pas abandonner la partie !
Saint Jean de la Croix se refuse à ignorer la question. Il consent résolument à entrer dans la nuit en acceptant la disparition progressive de ses convictions et de ses conceptions de Dieu et même en provoquant leur perte. Selon son point de vue, si l’on part du principe, clairement théologique, que Dieu est le « Tout Autre », il serait bien prétentieux et inconséquent de prétendre avoir sur lui des idées adéquates. Même celles que nous tenons des évangiles sont moins des définitions de Dieu que des chemins qui nous permettent de cheminer vers lui. Notre mystique nous rassure donc par son discours pas si éloigné des critiques de Marx, Feuerbach, Nietzsche, Freud… Il nous propose de demeurer « dans les ténèbres mais en sûreté ».
Il va jusqu’à dire que nos conceptions de Dieu, si nous y sommes trop attachés, font obstacle à sa venue jusqu’à nous : nos idées sur lui sont comme des poussières qui difractent la lumière divine et perturbent sa perception immédiate. Reprenant l’image d’autres mystiques, il nous invite à croire que, dans une atmosphère dépoussiérée, dans le cas d’une âme dans la nuit de l’esprit, le rayon divin qui devient invisible est d’autant plus présent. C’est ce que nous essayons de réaliser au cours de nos oraisons. Je suis dans la nuit non parce que Dieu serait loin mais parce qu’au contraire il est trop près, m’éblouissant de sa lumière. Cette manière de voir m’a beaucoup pacifié et m’a aidé à ne plus craindre les coups de boutoir des approches philosophiques.
C’est d’autant plus vrai que Jean de la Croix n’en reste pas à l’apophatisme, ce courant théologique qui, conscient que l’on ne peut rien dire sur Dieu de pertinent, se résout à se taire tout à fait. Le mystique prend la direction contraire. Selon lui, une fois que nous avons dépassé nos illusions sur l’exactitude de nos visions de Dieu, nous sommes grandement libérés et, tant que nous sommes conscients qu’il s’agit de créations humaines, nous voici invités à laisser libre cours à notre imaginaire mais en restant malgré tout dans le cadre de la Révélation ! Jésus lui-même n’a-t-il pas privilégié les paraboles ? On aurait du mal à trouver des définitions théologiques chez lui. Jean de la Croix, de même, va privilégier l’expression poétique pour lâcher la bride à ses émotions, bien conscient que les images qu’il utilise n’ont rien à voir avec le mystère de Dieu qui, lui, demeure impénétrable. Il ne s’agit pas de comprendre mais de communier à la dimension trinitaire et d’entrer dans son mouvement d’amour… en vérifiant cependant régulièrement que ce qui est dit n’est pas un pur délire, que cela reste dans le domaine de ce qui peut être justifié et que ce n’est pas en contradiction avec ce que l’on trouve dans les Écritures.
Ce cheminement avec Jean de la Croix m’a définitivement apaisé, au moins pour l’instant, tout en relançant ma recherche de croyant. Certes, je n’en suis pas arrivé à une certitude absolue : après tout, il serait tout à fait possible que tout cela soit du domaine de l’illusion, un moyen de se rassurer face à la peur du néant. Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus et de la Sainte Face, elle aussi familière de saint Jean de la Croix, a été habitée jusqu’au bout par l’angoisse de l’athéisme. Le « oui » à Jésus demeure de l’ordre de l’acte de foi. Vient un moment où faire le saut de la foi, dans un acte volontaire, devient incontournable. L’apport fondamental de saint Jean de la Croix est de nous faire comprendre que le choix de Dieu reste raisonnable jusqu’au bout ; quoi qu’il en soit, des doutes qui peuvent subsister par ailleurs.
Reste la question de l’espérance. Sur quoi l’appuyer dans sa double dimension à la fois immanente et transcendante quand elle a perdu son évidence spontanée ?
Idéologie ?
J’ai donné beaucoup de place, jusqu’à présent, au marxisme dans le récit de mon itinéraire intellectuel. Je ne voudrais pas laisser croire pour autant que Karl Marx serait mon philosophe préféré. Bien d’autres structurent davantage ma pensée aujourd’hui : surtout Spinoza et Nietzsche vraiment découverts à Nanterre, mais j’ai fait aussi des passages par Kant, Levinas, Ricœur… Platon m’a fait beaucoup réfléchir quand je suis sorti des lectures traditionnelles qui en sont faites. Bergson m’a aidé à penser l’extraordinaire dynamisme de la nature et, plus près de nous, Michel Serres a été un puissant accélérateur de pensée grâce au lien qu’il établit entre la philosophie, la science et la religion, sans compter sa formidable confiance en l’homme, en la jeunesse tout particulièrement. Je n’ai pas de maitre privilégié mais tous m’aident à leur façon, alternativement, selon les époques et les questions qui se posent à moi.
Si le marxisme a pris une place particulière chez moi, cela est dû au fait qu’il ne s’agit pas d’une simple théorie mais aussi de pratiques qui ont été vécues par le communisme réel, or le rapport entre la théorie et la pratique reste pour moi essentiel. J’ai compris que le marxisme n’est pas une approche simplement abstraite parce que j’ai croisé beaucoup de camarades qui en ont fait leur raison de vivre. Il est clair que j’ai regretté nombre de leurs étroitesses, en particulier la manière agaçante chez beaucoup de trouver une explication, justifiée par leur logique, à tous les phénomènes de société et leur façon de condamner systématiquement les approches qui ne vont pas dans leur sens. Mais au moins ce sont des gens vivants, engagés dans la société et beaucoup ne correspondent plus à la caricature qui en est faite. Si on supprimait des associations les militants d’inspiration marxiste et les chrétiens, il ne resterait plus grand monde pour tenter de relever des hommes en difficulté…
La généralisation du refus de l’idéologie, largement justifié par ailleurs, conduit malheureusement à un autre extrême : le rejet de toute théorie structurée. On définit en général l’idéologie comme une pensée fermée, comme un ensemble d’analyses assemblées qui prennent tellement la forme de certitudes assénées sans nuances qu’elles rendent impossible toute discussion. À noter que l’idéologie est toujours la pensée de l’autre, une accusation que l’on envoie régulièrement à la tête de son adversaire. L’idéologue est celui qui ne pense pas comme moi, qui ne perçoit pas la vie à ma manière. Combien de personnes, enfermées dans un réseau de certitudes a priori dont ils ne veulent pas sortir, condamnent facilement les raisonnements qui leur sont étrangers ! En ce sens, il existe des idéologues de droite comme de gauche, des chrétiens comme des athées, des tenants du libéralisme comme des révolutionnaires… Mais il y a aussi les autres. Si je me méfie des pensées trop radicales, j’aime encore moins ceux qui sont capables d’affirmer tout et son contraire sans aucune espèce de colonne vertébrale qui leur ferait tenir des discours cohérents sur la durée. Ils acceptent tout au nom de la tolérance ou bien se mettent du côté du dernier qui a pris la parole. Ils sont dangereux eux aussi, or notre époque ne manque pas de gens inconsistants.
C’est pour cette raison, me semble-t-il, qu’il faudrait redonner de l’importance à certaines formes de pensée structurée, celles qui se risquent jusqu’à faire des synthèses. Il subsiste certes un danger dans l’adhésion à une pensée cadenassée mais le fait de ne pas avoir une compréhension raisonnablement unifiée du monde est tout autant problématique. Nous nous trouvons actuellement face à des gens qui tiennent côte-à-côte des conceptions totalement contradictoires : des scientifiques sont capables ainsi de lire le livre de la Genèse au premier degré et des écologistes peuvent polluer allègrement, des chrétiens sont prêts à s’adonner à des pratiques magiques et des gens, sensés par ailleurs, tiennent des propos sans fondement sur l’immigration, l’environnement, la politique…
Je ne sais pas s’il faut encore appeler cela une idéologie ou s’il faut chercher une autre expression mais il me semble essentiel que chacun se forme une vision autant que possible cohérente de son monde et de ce qu’il y vit. Sans se scléroser, il est fondamental que ce que nous pensons et découvrons prenne place progressivement dans la construction d’un puzzle dont nous puissions rendre compte, Michel Serres en appelle à la figure d’Arlequin qui finit par fondre ses couleurs pour se changer en Pierrot. Oui, nous sommes le fruit d’influences multiples et nous ne manquons pas de contradictions internes. Il peut y avoir des tensions dans ce que nous assumons et que nous reconnaissons comme nôtre mais cela ne doit pas nous empêcher de rechercher un maximum de cohérence, quitte à laisser consciemment certaines idées en suspens parce que nous ne leur trouvons pas de place provisoirement dans notre récit. Notre construction est nécessairement évolutive : nous changeons et notre monde aussi, mais cela ne devrait pas nous empêcher de retrouver régulièrement un équilibre à réajuster sans cesse.
L’idéologie n’est plus alors une position statique qui ne se modifierait pas parce qu’elle reposerait sur des acquis définitifs mais un rééquilibrage incessant, à l’image de la marche qui permet de progresser en dépassant les embûches du terrain.
C’est du moins ce que j’ai essayé de réaliser du mieux que j’ai pu. La vie m’a désarçonné bien des fois mais j’ai fait en sorte d’assimiler mes expériences nouvelles comme mes découvertes intellectuelles et de les intégrer dans une vision globale qui se modifie sans se détruire complètement. Je ne suis plus le même et il me semble que je change sans cesse ; j’ai tourné bien des pages. Ma ligne de conduite globale, que je cherche à définir par cet écrit, est restée fondamentalement la même, je le crois, mais il s’agit d’avantage d’une dynamique qui se maintient plutôt que d’éléments qui demeureraient inchangés. C’est vrai en particulier de ma foi mais tout autant de mes engagements, de mes convictions philosophiques, politiques, sociales… Même quand les pans d’une vie s’effondrent, l’essentiel est de rester vivant et cohérent en s’appuyant sur les acquis du passé sans s’accrocher à ce qui est dépassé quand bien même on aurait du mal à s’en défaire.
Je crois donc fortement qu’un effort est indispensable pour faire de sa vie une construction qui se tienne, dont dépendent ses choix futurs, en intégrant le neuf qui se présente quand il en vaut la peine et en faisant le deuil de ce que l’on ne peut plus tenir. Je suis perpétuellement en construction et je serai quasi mort quand je me croirai définitivement arrivé quelque part. Qu’est-ce qui n’a pas changé en moi alors que je pense être toujours moi-même ?
Utopie ?
Voilà pourquoi j’éprouve un profond respect pour ceux qui font de leur vie une œuvre qui se tient. Si je ne suis pas pleinement en accord avec les choix de tous, loin de là, je conserve, à l’inverse, une aversion profonde envers ceux qui, n’ayant aucune conviction, deviennent apathiques et sensibles à tous les vents de l’opinion : les « petits hommes » stigmatisés par Nietzsche et dont il décrit ainsi le comportement : « un petit plaisir le matin, un petit plaisir le soir et surtout la santé ! » Je suis tenté d’appliquer cette définition à ceux de nos contemporains qui se contentent d’une petite vie, en évitant les attentes excessives par peur de souffrir… sans compter qu’il m’arrive d’être l’un d’eux ! Combien sont uniquement préoccupés de leur santé, ne rêvent que d’un bon dîner, de vacances paisibles avec leur chat, leur chien et leurs enfants ? Est-il encore possible d’espérer ou bien, à leur image, faut-il apprendre à réfréner nos désirs pour en rester à du raisonnable, à ce qui est immédiatement réalisable ? Est-ce que les « petites vertus » sont les seules envisageables ou peut-on encore espérer plus haut ? Est-ce que le dernier homme, le petit homme que craignait Nietzsche, est la seule issue raisonnable ? Un bouddhisme dévoyé est relayé par plusieurs philosophes à la mode qui en font la base de leur discours : doit-on s’y résoudre ? La question renvoie donc à l’espérance ou même à l’utopie : a-t-elle encore une quelconque pertinence ?
L’utopie est, par définition, ce qui n’existe en aucun lieu. Les problèmes surviennent dès qu’on veut essayer de la réaliser quelque part. Les principaux adeptes de cette notion sont les chrétiens et les marxistes à tout le moins. Le communisme, dans ses proclamations, s’appuie sur les meilleurs aspects de l’homme : la fraternité universelle, le partage des biens, l’égalité… c’est pour ces raisons qu’il peut séduire les bonnes âmes dans un premier temps. Il part du principe, d’une dangereuse simplicité, que tous les maux de l’humanité viennent de la mauvaise répartition des richesses, des moyens de production et d’échange et des pouvoirs qui les contrôlent. Son postulat de base stipule que l’homme, naturellement bon, le deviendra effectivement si on le libère de l’exploitation. Pas de péché originel.
Cet a priori généreux ne se confirme malheureusement pas dans les faits et pour lui rendre un semblant de réalité, les dirigeants communistes se sont efforcés d’imposer la réalisation de cet idéal par la force. La prise du pouvoir par un petit nombre, qui a été le fait chaque fois que le communisme réel a tenté de se réaliser, même si tout part quelquefois d’un bon sentiment, aboutit rapidement à la dictature de ceux qui prétendent posséder la vérité et comprendre le sens de l’histoire. Les sujets, censés ignorer leur intérêt véritable, doivent être amenés à la raison quoi qu’il en coûte.
Par bonheur, il est impossible d’imposer au réel, au final, une utopie qui ne peut trouver sa place dans les faits, il résiste et finit par prendre le dessus malgré tout, non sans de graves dommages. Aucun pouvoir politique ne peut avoir raison contre lui sur le long terme, il a toujours le dernier mot, il est facile de le constater. La Chine est un bon exemple qui, pour imposer son soi-disant communisme, passe par les extrêmes du capitalisme et de sa dictature.
La même aventure est arrivée aux chrétiens. L’idéal évangélique, malgré ce qu’il peut avoir de séduisant, est inapplicable dans la réalité. La première communauté de Jérusalem en a fait les frais dans les débuts du christianisme. Partager les biens, vivre comme les oiseaux du ciel et les fleurs des champs est une belle utopie mais celle-ci est irréalisable. Seules quelques petites communautés parviennent à s’en approcher non sans des règles très strictes. Il est donc nécessaire de structurer une Église pour que le christianisme ait une chance d’exister et de se développer. L’idéal moral est, lui aussi, au-delà des capacités humaines et chaque fois que l’Église a tenté de l’imposer quelque part, cela a conduit à des catastrophes ou à des dictatures indéfendables. Les utopies n’ont pas de lieu et dès qu’on veut leur en donner un, cela débouche sur des dictatures et sur de la violence.
Le transhumanisme est pour aujourd’hui une nouvelle forme d’utopie qui n’a heureusement qu’un retentissement restreint. Nouvelle forme de scientisme, il voudrait nous faire croire à la disparition prochaine de tous les maux. Même la mort pourrait être vaincue un jour au terme d’un long combat pour allonger la vie. Le mythe de l’immortalité n’a pas fini de faire des ravages !
Le processus que l’on constate au niveau des sociétés produit des conséquences semblables quand on tente, au niveau des personnes, de faire passer les utopies dans les faits. Ceux qui sont pris par de grands désirs et qui tentent de les réaliser se heurtent inévitablement à de graves désillusions quand bien même ils y gagneraient une satisfaction passagère. Voilà ce contre quoi Schopenhauer nous met en garde : « La vie oscille comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui. » Passée la période d’excitation qui nous fait tendre vers un but pour satisfaire nos désirs, la tension retombe rapidement après une satisfaction partielle et nous retrouvons l’ennui de la banalité. L’idée n’est pas nouvelle puisque Lucrèce écrivait déjà :
L’objet de notre désir nous échappe ? On le préfère à tout autre.
Quand nous l’avons, nous en voulons un autre,
Et notre soif demeure la même.
(De la Nature, III cité par Montaigne Les Essais livre I chapitre 53)
Il serait donc préférable, selon ces philosophes et leurs successeurs, de limiter nos désirs pour échapper à la souffrance d’un manque sans cesse réactivé. Est-ce que la résignation est bien la seule issue ? Ce serait la mort de l’espérance…
Reste-t-il une place pour l’utopie ?
Comme je me refuse à sacrifier l’espérance, qu’elle soit chrétienne ou simplement humaine, j’ai cherché comment lui redonner de l’espace et Ernst Bloch m’a servi de guide. Il a été le sujet principal de ma thèse : « Athéisme, christianisme et utopie ». Cet auteur est un marxiste mais qui a dû quitter l’Allemagne de l’Est à cause de son trop grand intérêt pour la religion, catholique en particulier. Il a cherché à extraire du catholicisme le mécanisme de l’espérance pour le faire fonctionner dans un environnement athée. Ce qui m’a particulièrement séduit chez lui, c’est qu’il a bien intégré l’impossibilité de donner à l’utopie un contenu réel et qu’il a pris en compte les dérives du communisme sous la plupart de ses formes. L’utopie reste, selon lui, un horizon inatteignable mais dont l’existence provoque dans la société une tension qui organise les actions humaines dans sa direction. La supprimer conduirait à l’apathie par la perte d’intérêt qui en résulte. J’ai trouvé en lui un chemin pour redonner sa dignité à l’espérance humaine.
Ernst Bloch a pris conscience que, comme le christianisme maintient à l’horizon de ses attentes la figure du Royaume et celle de la perfection de l’homme Jésus sans nous faire croire que nous pourrions l’atteindre dans cette vie, de même il est important que des utopies demeurent pour donner du sens à notre existence. Les grands idéaux de l’humanité, l’amour, la justice, le respect de chacun, la dignité humaine, la place donnée aux petits… tiennent ce rôle dans une société où chaque homme aurait à cœur de faire grandir l’humanité. Tendre vers un but que l’on n’atteindra jamais pouvant être désespérant, il est important de mettre en valeur des étapes, qui, en tant que réalisations partielles, soutiennent la marche en avant de ceux qui ont le projet de construire un avenir plus humain.
Dans la Bible, ce sont des événements forts comme la sortie d’Égypte, l’entrée en Canaan, le retour d’exil, les miracles de Jésus et sa résurrection des morts…, dans l’ordre social, ce sera le fait de victoires importantes comme les congés payés par exemple, des progrès des sciences ou des moments de fraternité… Sans être des avancées définitives, il s’agit d’étapes marquantes qui montrent qu’une autre vie est possible puisqu’on est parfois capables de les vivre.
Pour en réaliser d’autres et vivre de nouvelles périodes enthousiasmantes, les hommes feront des projets et mettront en place des initiatives capables de réaliser une partie de ce dont ils rêvent. Le désespoir est évité dans la mesure où les acteurs ont bien conscience du caractère parcellaire de leurs initiatives et l’espérance demeure s’il est reconnu que le réel se transforme progressivement. La grande utopie qu’Ernst Bloch prend pour cadre de sa pensée est tirée d’un chiasme de Karl Marx : « La naturalisation de l’homme et l’humanisation de la nature », le rêve de deux partenaires qui, au lieu de s’opposer et de se détruire réciproquement, collaborent pour former une unité apaisée et riche de promesses. Nous ne sommes pas loin d’une autre utopie qui anime bien des hommes de notre temps : l’écologie, même si nous sommes encore à la recherche d’avancées décisives dans ce domaine.
J’étais assez satisfait de la conclusion de cette recherche, j’en ai même profité pour écrire un livre sur le sujet : Oser des projets. Mais des insatisfactions demeuraient. Peut-on humainement se contenter de cette fuite en avant perpétuelle s’il n’y a pas la promesse d’une réalisation finale ? En outre, la proposition de Ernst Bloch restait encore dans la mouvance de l’imaginaire d’un monde en progrès constant, en marche vers son accomplissement. Nous étions toujours dans l’ambiance des « trente glorieuses » et dans la vision teilhardienne d’un monde allant vers son achèvement, nous étions en conformité avec la pensée d’un monde en évolution qui croit en la présence en son sein d’un élan vital orienté vers un mieux tel que l’imaginait Bergson. Or une telle conception n’est plus guère à l’ordre du jour. Peut-on encore parler d’espérance et d’utopie dans un monde où il est davantage question de décroissance, d’entropie et où la planète est mise en danger par les hommes qui détruisent leur habitat ?
Au niveau de la foi également, les questions ne manquent pas. Il y a certes la promesse du ciel, ce Royaume que Dieu va instaurer à la fin des temps mais peut-on réellement déceler dans l’univers les signes de la présence créatrice de Dieu ? Comment espérer dans un monde où Dieu serait absent ? Faut-il se contenter d’attendre la fin des temps sans recevoir de nourriture pour aujourd’hui ? Nos contemporains ne s’intéressent plus guère à l’horizon, ils ont soif de satisfactions immédiatement palpables. Les projets à long terme les dépassent et ils sont tentés de vivre au jour le jour. Comment dès lors les arracher à l’immédiateté de leur existence ? Comment leur permettre de découvrir ce que leur vie peut avoir de profondeur ? Il est nécessaire de faire en sorte que le point de fuite de leur vie soit ramené de l’horizon à l’aujourd’hui tout en restant effectivement utopique pour leur éviter de sombrer dans la banalité de la routine. Il me fallait poursuivre ma recherche de cohérence…
Effritement
J’étais pourtant parvenu à un certain équilibre, tant au niveau de l’espérance qu’à celui de la compréhension du monde, au moins de mon monde, quand, progressivement, tout a commencé à s’effriter. Impossible de dater cette période. Elle s’étend sur des années et, plus qu’une suite de choix personnels, elle est la conséquence de la modification de mon environnement.
L’un des signaux annonciateurs de ce changement a été pour moi ce qui est arrivé à la JOC. Elle fonctionnait jusqu’à présent grâce à un volant important de jeunes militants, conscients de leur origine ouvrière, en école, en université ou au travail, capables d’organiser une réunion et d’en tirer, à terme, des décisions d’actions censées attirer d’autres jeunes et améliorer leur quotidien par la mise en œuvre de projets… Certains étaient eux-mêmes issus d’une famille ouvrière avec des parents militants. Ils étaient capables d’analyser leurs conditions de vie, de les mettre en rapport avec une situation globale et, par suite, de vivre une certaine solidarité avec d’autres personnes désirant, elles aussi, changer la société. Ils étaient accompagnés par des prêtres et des religieuses, puis également par des laïcs, tous entièrement dévoués pour les soutenir dans leurs analyses, leurs actions et la découverte d’une vie avec Jésus Christ. Des reprises personnelles et en équipe, des sessions de formation départementales, régionales, nationales, un journal et un thème d’année nationaux, des rassemblements festifs à tous les niveaux… leur permettaient d’acquérir une structuration humaine et chrétienne.
Tout cela a fini par s’amenuiser au point de devenir difficilement perceptible. Les aumôniers, prêtres ou religieuses, ont disparu, atteints par l’âge et découragés par la difficulté de leur tâche… les effectifs ont fondu comme neige au soleil. Quand j’étais aumônier de la catégorie « ados filles », je partais en session avec une cinquantaine de 14/16 ans en soutien d’une responsable tout à fait capable de préparer et de mener la rencontre. La JOC aujourd’hui n’a guère plus de 4 ou 5 équipes sur la Gironde…
Mais surtout ses membres ont bien changé. La JOC ne touche plus que des précaires, des chômeurs, des jeunes en difficulté psychique… C’est une bonne nouvelle pour elle dont le rôle a toujours été de soutenir les plus faibles mais cela rend son fonctionnement très aléatoire. À quelques exceptions près, les jeunes rejoints sont instables, incapables de s’engager sur la durée, de reprendre leur vie lors de réunions, de tenir un horaire, assez proches de la moyenne des jeunes d’aujourd’hui mais loin de l’image que l’on se fait des militants… Mais la JOC renaîtra peut-être !
L’évolution de l’ACO est pareillement préoccupante. Le nombre de ses membres diminue bien plus lentement que celui de la JOC mais ils sont de plus en plus âgés, les équipes ont du mal à se renouveler et à inviter des nouveaux, leurs actions dans la vie ouvrière deviennent rares… difficile de nourrir sa vie avec ces mouvements.
Ce n’est bien sûr que le reflet de ce qui se passe dans notre société. Les syndicats et les partis politiques vivent la même désaffection. Les mouvements sociaux ont bien du mal à imposer leurs revendications face à la puissance de l’argent et leurs analyses des situations manquent de force de conviction. Pour eux, il s’agit surtout de défendre des acquis et les Prud’hommes deviennent une institution incontournable. Or la défense des travailleurs ne suffit plus et il faudrait rejoindre les chômeurs et les précaires, les organiser, les motiver ce qui est extrêmement difficile avec des gens en grande difficulté financière et psychologique. Les beaux discours sur des lendemains qui chantent tournent à vide quand ils ne sont pas carrément abandonnés.
Moi qui partageais les espoirs d’un avenir meilleur grâce à l’action des plus petits de la société, qui les mettais en rapport avec l’affection particulière de Dieu pour les rejetés, avec les invitations de Jésus à soutenir les faibles, avec « l’option préférentielle pour les pauvres » affirmée par l’Église… j’ai vu tout cela mis à mal, s’effondrer et être remplacé majoritairement par une aide matérielle pour les plus miséreux. On en est réduit à essayer de loger des gens en difficulté, à nourrir ceux qui ont faim, à les vêtir, à soutenir ceux qui sont en détresse et qui ont perdu tout espoir… ce qui, certes, a des accents évangéliques mais qui est très loin, la plupart du temps, des essais d’humanisation qui primaient jusque là.
Bien sûr il existe encore des mouvements sociaux, des gens qui réagissent et qui veulent changer leurs conditions de vie, certains même y parviennent et on est tenté de monter en épingle les quelques victoires que l’on peut encore se mettre sous la dent. La tâche est cependant de plus en plus difficile à cause du manque d’organisation mais aussi parce que les militants formés ne sont plus assez nombreux pour structurer les actions et pour leur permettre de se développer sur le long terme. N’oublions pas également que les forces de l’argent sont de plus en plus écrasantes et que les problèmes se posent au niveau mondial, ne négligeons pas que l’individualisation du travail nuit à la solidarité et que donc les rapports de force sont de plus en plus au désavantage des travailleurs. Des actions restent assez efficaces comme celles de groupes anarchistes qui, par des coups de force, parviennent à loger des gens et à leur trouver des ressources. Quand c’est une réaction généreuse, même si elle s’inscrit difficilement dans la durée, cela permet de garder un certain optimisme sur la persistance du souci des autres.
Malheureusement ces actes sont assez isolés et la plupart des gens se replient sur leur individualité en s’efforçant de se créer un petit environnement préservé au sein duquel ils se protègent des agressions de l’extérieur. On en revient à la figure du « dernier homme » de Nietzsche, malheureusement d’actualité… Ceci dit, sans doute que l’environnement militant dans lequel j’ai grandi a toujours fait figure d’exception, les gens organisés n’ont jamais été majoritaires, ni ceux qui se sont mis ensemble pour vivre en solidarité et qui ont préféré faire passer le bonheur collectif avant leur intérêt personnel…
Que me reste-t-il ?
Qu’ai-je gardé de mes expériences passées ? Sans doute une tendresse particulière pour les gens en difficulté, surtout quand ils ont gardé leur dignité et qu’ils cherchent à s’en sortir sans se contenter de l’assistanat. J’ai encore un mouvement de recul devant ceux qui en sont réduit à la mendicité ou face à d’autres qui ont un travail, une famille, qui ne pensent qu’à faire de bons repas et à prendre des vacances… plus encore quand ils se plaignent. Mais j’arrive à les accompagner aussi et c’est plus facile quand ils laissent voir leur faiblesse ! J’éprouve encore beaucoup de difficultés dans mes dialogues avec des athées : ils sont tellement pleins de certitudes…
Je crois pouvoir dire malgré tout que j’ai appris à écouter tout au long de ces années, sans trop parler, sans trop juger, en faisant confiance dans les capacités de celui qui me parle au point d’être trop naïf il est vrai. J’ai parfois du mal malgré tout et je ne manque pas d’intolérances… Je me suis contenté longtemps d’un simple accompagnement c’est-à-dire d’une écoute de jeunes et d’adultes capables, sans moi, de prendre leurs responsabilités au point que je n’avais que rarement le dernier mot et que je n’avais pas à imposer mon point de vue, ce qui ne m’empêchait pas de le donner ! C’est très formateur quand on ne veut pas entrer dans le cléricalisme. Cela n’aide pas, en revanche, quand il s’agit d’être un bon chef comme on en demande aujourd’hui !
Ma formation de philosophe me donne des facilités pour écrire et pour parler avec une certaine profondeur. Mes homélies sont généralement appréciées parce qu’elles sont courtes mais aussi à cause de leur simplicité, à l’exception de ceux qui voudraient des discours plus théoriques. J’ai appris à parler simplement de sujets assez complexes du fait que mes premiers élèves ont été de jeunes travailleurs en GFO et des malgaches, voire des religieuses et des prêtres ouvriers qui m’ont conduit à me méfier des grands mots et des démonstrations compliquées, à ne jamais trop m’éloigner du concret de la vie. Nulle réflexion uniquement théorique ne m’intéresse. Certains apprécient ce type d’expression, d’autres aimeraient que j’ai des discours plus construits, plus professoraux, plus clairement théologiques… et ils vont voir ailleurs.
Ma fréquentation des jeunes en JOC, surtout avec les plus responsables, m’a appris à travailler avec des laïcs, à leur laisser des responsabilités, à leur faire confiance, à accepter qu’ils prennent des décisions qui me semblaient contestables… mais, comme il s’agissait de jeunes désireux de prendre leur vie en main tout en aidant les autres, ils avaient souvent raison parce qu’ils savaient mieux que moi à qui ils s’adressaient. Je suis encore capable aujourd’hui de susciter des équipes, d’inviter des gens à prendre des responsabilités à leur niveau, de tolérer des imperfections, de supporter des initiatives de chrétiens avec qui je ne suis pas en plein accord… Certains voudraient plutôt que je sois un meilleur organisateur, que je mette en place de vrais responsables en charge de mener une paroisse, que je crée des équipes efficaces, que je me préoccupe davantage des finances et des réalités matérielles… je suis un mauvais patron et les petits chefs n’aiment pas !
Je me récupère comme je peux, contraint de m’adapter à des situations différentes au fil de mes nominations qui, heureusement, ont toujours respecté globalement ce que j’étais prêt à faire. Je reste habité par l’angoisse de trahir mes orientations fondamentales, gêné de ne pas être plus efficace dans le soutien des plus démunis, soutenant de mon mieux des équipes, des initiatives auxquelles j’adhère et d’autres avec lesquelles j’ai moins d’affinités. J’ai changé sous la pression des événements. On n’est pas prêtre de la même manière quand on est aumônier de la JOC, étudiant en philosophie, professeur à Madagascar, curé de paroisses bourgeoises comme le Cap Ferret, Bruges, Le Bouscat… Cependant j’ai essayé de me mettre à l’écoute de chacun dans sa diversité, en fidélité à l’Église qui m’envoie, à l’Évangile et aux petits, en cherchant mes marques dans un monde qui bouge… Je suis conscient de ne pas dominer clairement mes choix et même de me laisser entraîner de gré ou de force dans un flot que je ne maitrise pas. Je fais confiance à l’Église quand je ne comprends pas tout et à l’Esprit Saint, je m’essaye au lâcher prise…
Redonner une profondeur à la vie
Je ne suis pas arrivé au bout… J’ai été désarçonné par la perte de la tension vers un futur meilleur qui m’avait animé pendant longtemps et qui élargissait mon quotidien aux dimensions de l’histoire et du Royaume. Me voilà cantonné dans le présent, comme presque tout le monde aujourd’hui dans notre société. Comment ne pas s’y enfermer, avec l’âge qui avance, en se contentant d’une petite vie étriquée à la manière du « dernier homme » ? Pour répondre à ces interrogations, j’ai fait en sorte que la question de l’utopie revienne à la surface pour moi, surtout dans le cadre de ma foi. Je n’ai aucune envie de me replier sur une religiosité étriquée dont les prières n’aident guère qu’à gérer le quotidien en demandant la santé, le succès, le bonheur, la tranquillité… à la manière de tant de religions qui n’attendent de Dieu que des satisfactions individuelles.
Pour en sortir, je m’étais efforcé jusque-là d’interpréter les Écritures comme une invitation à être les collaborateurs de Dieu, par nos actions, dans la construction de son Royaume. Comment être chrétien désormais quand l’avenir est bouché et qu’on se demande où découvrir des germes du Royaume dans un monde sans espérance ? Quand on perd confiance dans la politique, l’action solidaire, les sciences, les techniques, la bonté de l’homme, que l’on se demande si le monde, loin d’avancer est en train de stagner, voire de reculer…, où mettre de l’espoir sinon dans un salut individualiste ? Comment retrouver un dynamisme cosmique et des raisons d’espérer qui concernent l’humanité sans avoir tout à attendre du ciel ? En bonne théologie, on dit effectivement au sujet du Royaume qu’il est à la fois « déjà là et pas encore ». Comment croire en l’homme et à ses réalisations quand tout nous pousse au contraire au pessimisme sur son avenir ?
La tendance générale est donc de se replier sur le présent, de profiter de l’instant, de ne rien sacrifier de l’aujourd’hui au profit d’un avenir hypothétique et il devient difficile de penser autrement. C’est bien pour cette raison que beaucoup de gens généreux se lancent dans des actions à effet immédiat, ce qui est toujours mieux que de se replier sur un chat, un chien, un bout de jardin…, mieux que de s’enfermer dans un environnement soigneusement protégé de l’extérieur pour se mettre en sécurité. Pour être fidèle à l’Évangile, il est important de vaincre la peur de l’autre, du différent, de ce qui change les habitudes, du lendemain, de la pollution, de la maladie… Comment, pour mieux respirer, élargir son espace en sortant de son confinement ? Comment continuer à rêver ?
Il y a tellement peu de causes qui mobilisent le grand nombre, à part peut- être l’écologie, en tout cas plus que la faim dans le monde ou les drames de l’immigration… Seuls quelques climato-septiques se refusent encore à admettre que le changement climatique commence à mettre l’humanité entière sérieusement en danger. Rares sont ceux qui ne font pas quelques efforts pour « sauver la planète » bien que nous soyons, nous, plus qu’elle, en danger ! Certes la somme de ces petits gestes a sans doute des effets non négligeables mais quelle efficacité réelle a-t-elle face aux grands pollueurs de la planète ?
Il y a de quoi se désoler quand le profit immédiat passe avant la survie de notre espèce. Cependant, le souci écologique ouvre beaucoup de personnes à une vision universelle et ce n’est déjà pas si mal, même si le ressort essentiel reste la peur plus que la générosité.
J’avoue avoir du mal à choisir dans quelles directions m’engager personnellement ! Je me contente en général de soutenir des personnes, les aider à parler de leur vie, leur remonter le moral, les amener à créer de petits groupes pour mettre un peu de clarté dans leur existence, soutenir modestement quelques projets de relogement, d’assistanat… Je me sers de ma philosophie pour permettre aux uns et aux autres de mettre un peu de logique dans leurs existences… Je suis désemparé comme la plupart devant l’ampleur de la tâche quand il s’agit de prendre sa place dans notre monde. Je me replie moi aussi sur l’immédiat, sur les projets à court terme, en essayant de me garder des espaces de respiration.
Heureusement que je suis aidé dans cet effort par ma foi qui est passée, elle aussi, par de profondes transformations, une réorientation radicale permet d’explorer de nouvelles pistes. La difficulté, une fois abandonnée la tension vers un Royaume à l’horizon de l’histoire, est de ne pas retomber dans un nouvel « opium ». La religion peut, y compris dans ce nouveau contexte, faire régresser rapidement vers la recherche d’un refuge contre les aléas de la vie et servir à dépasser la perte de sens, apaiser les angoisses… Beaucoup de pratiques risquent être, à nouveau, de l’ordre de l’anesthésie qui rend la vie plus supportable en atténuant les douleurs : enfiler des chapelets, se noyer dans les belles liturgies, accumuler les prières de guérison, de libération… Au lieu de prendre sa vie en main, il semblera plus simple de s’en remettre entre les mains de Dieu, de demander des miracles, de masquer la soumission aux autorités sous des dehors de piété, d’invoquer la volonté de Dieu pour accepter ce qui prend les allures de la fatalité.
Le repliement de chacun sur son individualité conduit facilement à un rapport solitaire avec Dieu augmentant encore la perte de conscience de la solidarité qui nous unit fondamentalement à nos frères les hommes. Chacun cherche un refuge personnel entre les mains de Dieu ou dans des assurances matérielles en oubliant ces autres dépendances qui sont pourtant la base de notre humanité.
Je ne suis pas attiré par ce genre de spiritualité, pas assez peut-être ! Trop marqué sans doute par mon adhésion à la nuit de la foi de saint Jean de la Croix, je me contente facilement de la nuit de la prière. J’ai tendance à ne plus rien demander à Dieu, de lui faire confiance sur ce qu’il doit me donner. Je tiens en horreur les prières répétitives et quand je lis sous la plume de sainte Thérèse de l’enfant Jésus qu’il en était de même pour elle, ma tendance s’en trouve renforcée. Elle, par contre, n’hésitait pas à faire des demandes à Dieu et à reconnaître qu’elle était exaucée. Je m’y essaye parfois mais sans grande conviction même s’il me semble parfois que Dieu m’a écouté ! Quelle place donner aux miracles et à l’efficacité de la prière ?
J’ai été sensible dans cette ligne aux arguments du pape François qui promeut les religions populaires avec ses statues, ses pèlerinage, ses élans du cœur… Je me méfie trop, quant à moi, de mon imaginaire auquel, en conséquence, je ne donne pas assez de place. Pourtant, en tant qu’admirateur de saint Jean de la Croix, je devrais, à son exemple, ne pas hésiter à me laisser aller à des prières et à des comportements où la sensibilité se donne libre cours. Mais, hormis quelques belles liturgies, je n’y arrive que rarement et je préfère ces temps d’oraison silencieuse, seul ou en petit groupe, où je tente de me mettre en présence de Dieu, sans rien dire, simplement penser qu’il est là, qu’il me soutient, qu’il m’aime alors que moi, je laisse malheureusement mes pensées voyager.
Les efforts au cours desquels je tente avec difficulté de faire le vide en moi n’étant pas toujours couronné de succès, je me demande parfois si je ne ferais pas mieux de dire mon chapelet ! Comment ne pas snober la religion populaire sous prétexte de rigueur spirituelle ?
Je fais bien quelques efforts en liturgie pour mettre un peu plus de décorum, quelques fumées d’encens, des chants, une chasuble parfois… mais je suis loin de satisfaire les paroissiens qui aspirent à davantage de manifestations sensibles. Alors que certains vont les chercher ailleurs, d’autres se contentent de ce qui apparaît chez moi comme de la sobriété, voire de la profondeur pour les plus conciliants… Les évolutions à ce niveau sont lentes chez moi ! J’ai vécu avec le concile le souci de se rapprocher des fidèles, de simplifier la liturgie et le vêtement, alors j’ai du mal à revenir à plus de solennité quand certains paroissiens en demandent.
De la profondeur du présent
Après les déstabilisations par lesquelles je suis passé, il fallait surtout que j’y vois plus clair sur l’état de ma spiritualité pour retrouver un équilibre. Dans mon parcours, son évolution a pris la forme d’une sorte de révolution copernicienne à l’envers puisqu’elle consiste à se recentrer sur le présent en oubliant des grands lendemains qui ne chantent plus. Je me suis longuement débattu dans la question de l’utopie, troublé par ceux qui ne voient en elle qu’une vision dépassée alors que je ne voulais pas l’abandonner. Or celui qui l’évoque se projette spontanément vers un avenir porteur de promesses mais irréalisable. Quelle place lui donner encore quand on met l’avenir entre parenthèses ? Il y a, derrière le concept d’utopie, le rêve d’arriver quelque part où on serait vraiment chez soi, accueilli comme étant de la famille, en pleine communion avec les autres et avec la nature, libéré des obstacles qui nous empêchent de vivre librement. On imagine généralement un « chez soi », s’il est possible, seulement dans l’avenir ou dans un « ailleurs » tellement les entraves actuelles sont multiples et nos capacités limitées. L’utopie semble n’ouvrir des espaces au désir qu’à condition de s’extraire de la banalité du présent mais comment faire s’il n’y a plus que l’aujourd’hui qui est pris en compte… ? Est-il possible de le ré-enchanter ?
Le défi est de retrouver dans le présent la profondeur un temps donnée à l’histoire par l’utopie si on doit faire son deuil de cette dimension. Est-ce que le désir ultime qui consiste à vouloir arriver « chez soi » peut nous sortir de la banalité du quotidien tout en y restant plongés et à quelles conditions ? Une fois acté le renoncement à la tension vers le futur qui était le fait de mon utopie précédente, par quel moyen redonner une profondeur à l’aujourd’hui en y rapatriant une autre forme d’utopie ?
Heureusement, l’histoire de la religion chrétienne ne manque pas de pistes. Après tout, la vision d’un univers en expansion, tendu vers son accomplissement n’est pas si ancienne. Saint Augustin ne disait-il pas : « ces deux temps, le passé et le futur, comment peut-on dire qu’ils “sont”, puisque le passé n’est plus, et que le futur n’est pas encore ? Quant au présent, s’il restait toujours présent sans se transformer en passé, il cesserait d’être “temps” pour être “éternité”. Si donc le présent, pour être “temps”, doit se transformer en passé, comment pouvons-nous dire qu’il “est”, puisque son unique raison d’être, c’est de ne plus être, si bien que, en fait, nous ne pouvons parler de l’être du temps que parce qu’il s’achemine vers le non-être. » (« Les Confessions », XI, XIV, 17)
Il y aurait beaucoup de commentaires à faire sur ce passage, je me contenterai de cette vision du présent qui se trouve au carrefour des temps, ce qui empêche de ne voir en lui que l’espace de nos petites réalisations. Si nous n’appréhendons vraiment que le présent, il nous échappe pourtant en permanence, tout en étant lui-même au centre de tout ce qui a été et de ce qui devient. Il est notre domaine et c’est là que nous faisons l’ensemble de nos rencontres, y compris avec Dieu qui, lui, est dans un éternel présent.
En faire la base de notre vie et de notre spiritualité n’a donc rien de particulièrement scandaleux à condition de lui donner de la profondeur pour ne pas le réduire à un contenant abstrait. Ce n’est en tout cas qu’en lui que nous pouvons vivre réellement. Rester dans le passé est impossible et nous sommes obligés de nous adapter au présent quand bien même nous serions habités par la nostalgie. Être perpétuellement en attente n’est pas davantage sainement envisageable et cela empêcherait de profiter de l’actualité. Ce n’est que par le présent que le passé prend du sens et le futur nous aide à orienter nos réalisations actuelles en fonction de directions en cohérence avec ce que nous sommes. Il est le creuset dans lequel nous jouons notre vie en permanence. Il n’est donc pas illogique de lui consacrer l’essentiel de nos préoccupations.
Un autre obstacle à la découverte de la plénitude du présent vient de la culture actuelle elle-même qui tend à désacraliser nos existences en les vidant de leur substance imaginaire qui fait pourtant le sel de notre quotidien, à désenchanter notre monde en écartant de son appréhension ce qui n’est pas clairement démontré par les sciences. Le résultat est que notre présent par le fait même, réduit à un espace abstrait, perd toute épaisseur en devenant le lieu d’une succession dépourvue de sens. D’autres mouvements, il est vrai, cherchent au contraire à insérer de la magie dans la trame de nos vies, souvent à l’aide des religions ou de superstitions mais rarement d’une manière raisonnable. Comment donc redonner de la profondeur à notre présent en évitant l’assèchement scientiste et sans sombrer dans les délires d’une imagination débridée ?
Je m’efforce, pour ce qui me concerne, de développer en moi la conviction de la présence divine dans le monde et de suggérer son importance chez ceux qui veulent bien m’écouter… Nous ne sommes pas abandonnés dans un univers d’algorithmes mais plongés dans un monde grouillant de vie dont le divin fait partie. La spiritualité, la prière consiste alors essentiellement à tenter de communier à cette présence, à chercher dans le quotidien les signes de son action en nous et au-delà. Cela ne vient pas spontanément mais passe par une relecture régulière du quotidien de nos vies, un arrêt dans le flux incessant des journées. Faire le récit de ce que nous vivons permet que notre vie gagne en vérité humaine et que nous nous reconnaissions plongés dans une nature généreuse ce qui lui donne une épaisseur prodigieuse. Enfin, notre vie gagne en qualité spirituelle dans la mesure où nous sommes capables d’introduire, en plus une dimension divine qui transforme la banalité du quotidien en moment favorable de rencontre avec une dynamique amoureuse. D’autres approches de la spiritualité sont possibles mais je privilégie comme base celle qui donne une place à Dieu tout en ouvrant à une dimension cosmique.
Il est bon de noter que donner ainsi une profondeur inouïe à notre existence de chaque instant, loin de nous enfermer dans notre moi étriqué, nous permet au contraire de nous ouvrir à l’universel. En plongeant dans le présent, nous en découvrons ses richesses, ce qu’il a recueilli du passé, ce qui est promesse d’avenir, ce qui nous connecte à l’élan vital de la nature et ce qui est signe du ferment divin qui fait lever la pâte. Nous nous reconnaissons frères en humanité avec les autres hommes, pris comme nous dans la dynamique créatrice de la Trinité. Le Royaume de Dieu, c’est sa présence réelle parmi nous qui sommes invités à en vivre et à l’annoncer à ceux pour qui ce n’est qu’une chimère.
Cette présence qui habite le présent se complète par la foi en la proximité de nos morts, s’ils sont bien non pas dans un autre monde mais enveloppés comme les vivants de la terre dans le même amour de Dieu, dans la plénitude de vie du Royaume que nous ne touchons que par intermittences en ce qui nous concerne. J’en ai pris une conscience plus aiguë à Madagascar où les habitants vivent au quotidien en proximité avec leurs morts qu’ils honorent et même nourrissent. Les défunts sont pour eux une présence invisible constante, qui se manifeste parfois mais dont il faut toujours tenir compte : tous la craignent souvent… Le monde malgache n’est pas refermé sur la matérialité immédiatement constatable, il est habité par l’invisible. J’ai mis ce culte des morts en parallèle avec ce que nous proclamons dans chaque « Je crois en Dieu » : « Je crois en la communion des saints ». L’affirmation, qui peut sembler bien abstraite, prend tout de suite un contenu sensible si nous essayons de vivre concrètement cette proximité avec ceux qui nous ont quittés : notre présent est habité par ceux qui nous aiment.
Ce qui précède pourrait amener à croire que la proximité avec Dieu et avec nos défunts ne peut se vivre que dans l’isolement de la prière personnelle. La parole de Jésus qui nous invite à nous replier dans notre chambre, à en fermer la porte et à prier dans le secret inciterait à réserver la prière à ces temps de solitude. L’insistance sur la méditation ou sur l’adoration risque pareillement de nous amener à croire que le seul rapport plénier à Dieu ne se réalise que dans la vie intérieure, isolée de tout contact extérieur. J’entends souvent la remarque : « À la messe je n’arrive pas à me concentrer ! » comme s’il fallait se concentrer pour prier…
Or l’élan vers Dieu peut se réaliser dans l’élargissement que nous éprouvons dans notre contact avec la beauté de la nature, dans la joie partagée d’une fête, dans le simple plaisir d’être ensemble… Il est dans l’écart pris avec le quotidien qui nous permet de prendre conscience, même fugitivement, que l’amour de Dieu irradie certains temps forts de notre existence. Ce n’est pas le moment de faire de grands efforts d’intériorité alors que nous avons à laisser éclater les limites nous enfermant dans notre ego pour nous mettre en relation avec le Dieu dans lequel nous baignons. Certes, cela demande en préalable que nous soyons parvenus à une certaine familiarité avec la présence divine grâce à des temps de méditation personnelle mais la prière se poursuit au-delà de ces périodes d’intériorité.
Une telle communion à la présence de Dieu dans notre monde n’est donc pas à réserver à l’expérience intime de chacun, elle se vit également lors des célébrations communautaires. Certains ont la nostalgie des messes d’antan au cours desquelles la prière silencieuse des assistants était à peine troublée par le murmure des paroles latines et par quelques « et cum spiritu tuo » qu’il fallait bien répondre. Il était possible alors de dire tranquillement le chapelet sans être gêné par les voisins, eux-mêmes plongés apparemment dans leurs profondeurs intérieures.
L’ambiance a bien changé : on se salue, les enfants circulent, les chants se succèdent, on échange un geste de paix… impossible de « se concentrer » ! Cependant Jésus est parmi nous, comme il nous l’a promis, puisque nous sommes quelques-uns réunis en son nom, c’est ce que je ne cesse de répéter. L’ambiance plus festive et plus détendue ne devrait pas nous empêcher de nous sentir en phase avec lui et avec les autres participants, bien au contraire. C’est là le sens de la communion qui ne consiste pas uniquement à recevoir le corps du Christ personnellement, avec tout le respect qui lui est dû, mais aussi à faire une expérience de l’Église regroupée autour de son Seigneur.
Il est bon qu’il y ait des temps de silence mais il est aussi essentiel d’habiter nos chants pour qu’ils ne soient pas de simples ritournelles. Je n’aime pas trop la formule : « Chanter, c’est prier deux fois », saint Augustin d’ailleurs aurait dit plutôt : « Qui bien chante deux fois prie ». Il s’agit en effet de « bien » chanter sans être attentif obligatoirement à chacune des paroles prononcées mais en se laissant porter dans la prière par les mots et la mélodie partagés avec tous. Il en est également ainsi de toutes les prières des célébrations : moins une stricte attention à chacune des phrases prononcées qu’une suite d’incitation à sortir de nous-mêmes pour aller vers Dieu en communion avec le célébrant et les fidèles.
Quand je dis : « Le Seigneur soit avec vous », ce n’est pas une simple formule mais à la fois le souhait que cela se réalise et l’affirmation qu’il est véritablement là, présent. Nous sommes réunis pour le reconnaître et nous unir à lui.
C’est le cas également des autres sacrements, manifestations de la tendresse de Dieu qui se rapproche de nous et qui demande qu’on l’accueille. Malgré le manque d’intériorité qui caractérise souvent les mariages et les baptêmes en particulier, si c’est différent pour les obsèques, je ressens la plupart du temps que les participants sont en train de vivre un moment fort de communion, entre eux bien sûr mais aussi avec une dimension qui les dépasse et qu’on peut nommer spirituelle même si Dieu reste pour la plupart une énigme qu’ils ne cherchent pas vraiment à résoudre. Je tente quoi qu’il en soit d’évoquer sa présence et d’amener ceux qui sont là à se questionner sur la manière dont ils pourraient lui ouvrir un espace dans leur vie.
On le voit, je suis branché aujourd’hui sur l’envie de laisser de la place à la présence divine. Est-ce que j’en vis vraiment ? Pas sûr… pas en permanence… cela reste un idéal vers lequel je tends, que je touche parfois seul ou en communauté. Il s’agit bien d’une utopie : celle d’un monde qui ne serait pas vide de toute présence mais habité par un amour. Un monde enchanté non par la présence de quelques lutins facétieux mais par le dynamisme divin et par la présence d’amour de nos proches à la fois présents et absents. La proximité de ces derniers est relativement facile à percevoir juste après qu’ils nous ont quittés mais elle s’impose avec moins de force avec le temps. C’est pour cela que nous sommes obligés de dire : « J’y crois » en sorte que cette conviction passe progressivement de l’évidence sensible à la foi pure.
Rajoutons à nouveau que ce souci de redonner de la profondeur à notre quotidien n’est pas le fait des seuls croyants. On retrouve le même effort de ré-enchantement dans la recherche de certaines formes d’écologie et dans le souci de spiritualité qui germe un peu partout, jusque chez les philosophes les plus réticents à l’espérance. Il est frappant de voir combien des tendances spirituelles emboîtent le pas à des courants de la société. Merci, monsieur Feuerbach, pour vos analyses ! Beaucoup en tout cas voient dans la nature un organisme vivant qu’il faut respecter, avec qui on peut dialoguer, qui réagit aux agressions humaines, est capable de créer des formes nouvelles, qui est même à l’origine de toutes choses… Nous ne sommes pas loin de l’intuition de Spinoza : « Deus sive natura », « Dieu ou la nature ». Est-ce que ce sont deux réalités différentes, ou est-ce la même dont on ne ferait que changer le nom ? Certains parent la nature de tellement de capacités et de force créatrice qu’on est en droit de se demander s’ils ne la divinisent pas carrément. Elle est un tel englobant que rien ne paraît en être exclu et on ne voit pas ce qui la différencie de Dieu, même pas un caractère personnel.
Nous sommes bien devant deux tentatives de ré-enchantement du monde : celle qui fait de Dieu un être intimement présent dans sa création et celle qui voit dans la nature un être doté d’une puissance créatrice à l’origine de toutes choses. D’un côté il s’agit de s’unir à Dieu par la prière et la contemplation, dans l’autre on trouve le désir de communier à la dynamique de la nature en la rejoignant dans ses modes d’être de l’arbre à l’animal en passant par l’homme, un animal parmi d’autres.
Les deux démarches se rejoignent et pourraient même s’épauler, l’athée n’étant pas si éloigné que cela du croyant et réciproquement, tous les deux s’efforçant en tout cas de quitter la sécheresse dans laquelle le scientisme tendrait à nous enfermer. La différence tient au fait que Dieu est différent de sa création, c’est ce qui crée une extériorité favorable au dialogue avec lui. Dans le cas de la nature, l’homme est inclus dans un ensemble plus grand dont il ne saurait se séparer, puisqu’il est en continuité avec elle.
J’ai du mal malgré tout à concevoir la nature comme capable de donner le jour à elle seule à ce monde merveilleux par sa beauté et sa diversité. Comment une telle profusion de formes de vie peut-elle être le fait du simple hasard et de la nécessité ? Pourquoi tant de formes de vie qui ne sont en rien nécessaires, pures marques de gratuité ? 15 000 espèces de fourmis sont connues et sans doute deux fois plus existent… pourquoi une telle profusion ? J’ai des difficultés à croire que la nature n’a pas d’autre origine qu’une explosion initiale… mais j’ai peut-être tort ! En tout cas, elle ne manque pas d’imagination !
Ce qui est sûr, c’est que grâce aux courants de l’écologie, nous avons élargi bien de nos conceptions et que la vie chrétienne s’en est trouvée beaucoup enrichie. Le pape François, après son inspirateur saint François d’Assise, ne craint pas de parler de « notre mère la terre ». En outre, avec son attirance pour les religions populaires, on le sent en communion de cœur avec la croyance de sa région d’origine en la Pachamama. Après tout, ce n’est pas la première fois que les croyances chrétiennes s’appuient sur de vieilles traditions païennes dont elles utilisent la puissance évocatrice et l’enracinement historique. Toujours est-il qu’est en train de se développer par son intermédiaire une nouvelle forme d’utopie bienvenue après les difficultés que l’on éprouve désormais à s’investir dans celle d’un avenir meilleur à l’horizon de l’histoire.
Cet épisode est une bonne illustration d’une théorie développée par Michel Serres : la « percolation ». Il entend par là que le temps n’est pas la succession d’éléments disparates ou qui s’enchaîneraient au nom d’une simple causalité, les nouveaux prenant la place des anciens et les faisant disparaître. Comme l’eau prend du goût en traversant les diverses couches de café dans un percolateur, les temps successifs s’emboitent et se complètent en gardant chaque fois le souvenir des périodes précédentes. La résultante est à apprécier dans le vécu de notre présent qui porte la trace des saveurs accumulées jusqu’à lui.
Ainsi, on ne voit pas trop pourquoi nos ancêtres, comme nous, n’auraient pas abordé la nature avec un mélange d’adoration respectueuse et de crainte. Ces émotions se sont concrétisées tout spécialement dans des formes religieuses et culturelles qui ont infusé dans le quotidien des hommes, de génération en génération, en se modifiant mais en gardant à chaque étape quelque chose des moments précédents. Le goût actuel de notre rapport à la nature et son caractère révérencieux est donc l’héritage de ce long cheminement et nous gardons, inscrites dans notre mémoire historique commune, les traces de cette évolution. D’autres religions ont plutôt suivi la ligne du sentiment de peur qui nous habite parfois face aux phénomènes naturels et qui s’enracine également dans notre histoire. Elles ont pareillement un fond traditionnel mais, parce que moins évangéliques, je ne m’en sens pas très proche.
Il est donc compréhensible que notre religion d’aujourd’hui, malgré ses prétentions à une plus grande hauteur spirituelle et sans mettre en cause la Tradition particulière sur laquelle elle s’appuie, recueille quelque chose de l’imaginaire des temps anciens duquel nous ne sommes pas aussi étrangers que nous voudrions le croire. C’est la marque de notre inscription dans une humanité en transformation permanente, dans la continuité de notre espèce. Même si nous répugnons à adorer les arbres, la communion avec la nature est une manière respectable de nous unir à la majesté de son Créateur. N’étant pas de purs esprits et en tant qu’héritiers de siècles de rapports au monde que nous aurions tort de mépriser, il n’est pas inutile d’associer tous nos sens et notre imaginaire pour nous orienter vers Dieu, enrichis par le fruit de cette percolation dont nous sommes l’une des couches.
« Dieu ou la Nature », un choix à préciser mais sans exclusive. Un imaginaire à développer, une invitation quoi qu’il en soit à faire de notre rapport au monde une aventure humaine enthousiasmante à laquelle, pour ce qui me concerne, j’associe Dieu.
Quelle religion ?
Mais pourquoi en appeler encore à Dieu et tenter de nous mettre en rapport avec lui ? Beaucoup préfèrent s’en passer, surtout quand l’image à laquelle ils se sont arrêtés leur semble mettre en danger leur liberté. Difficile de les amener à reconnaître que Dieu n’est pas celui qu’ils croient : des siècles de religion ont laissé trop de traces négatives dans l’imaginaire des hommes. Cependant, le respect de la nature ne fait pas davantage l’unanimité. Il y a tellement d’intérêts qui vont à l’encontre de cette belle utopie et tant de négligences de la part de la majorité des hommes qu’on est à bon droit pessimiste quant à l’avenir de l’espèce humaine dans ces conditions ; certains commencent à fixer la date de sa disparition. Il serait urgent que le désir de communion avec la nature s’ancre profondément dans les comportements de chacun si l’on veut éviter la catastrophe.
Pour en revenir à la religion, il se trouve des croyants pour prétendre que la foi pure leur suffit et qu’ils n’ont pas besoin de passer par des formes d’expression religieuses. Ils ne veulent pas s’embarrasser de ses adjuvants. Comme certains se disent « croyants mais pas pratiquants », il en est qui pensent pouvoir se contenter d’une relation intime avec Dieu. Mais qu’est-ce qu’une foi qui ne passerait pas par des pratiques religieuses et même qui ne serait pas partagée avec d’autres sinon avec une communauté ? L’idée d’une foi pure, libérée de tout relent de superstition, en contact direct avec la divinité, détachée des injonctions d’une Église et de sa morale est assez séduisante mais elle n’est pas humaine.
Nous allons vers Dieu avec notre corps, notre imaginaire, nos errements, nos désirs plus ou moins troubles et bien des restes de comportements magiques… Même le passage par la nuit, qui est un gage de radicalité et qui me séduit, est inhumain s’il n’est pas accompagné d’une libération de nos émotions comme le suggère saint Jean de la Croix. Le croyant devrait osciller en permanence dans son rapport à Dieu entre la rigueur de la théologie, appuyée sur l’exégèse, et des formes d’expression religieuse plus libérées. Beaucoup, en choisissant l’un des extrêmes, s’approchent de l’athéisme par trop de questionnements ou bien de la superstition en lâchant la bride aux sentiments.
Car il est nécessaire que notre foi demeure rationnelle. Non pas que nous devrions en expulser tous les mystères qui dépassent notre compréhension, Dieu reste Dieu, l’au-delà de tout, cependant il est toujours vrai que ce que nous proclamons de lui ne doit pas être de l’ordre du délire mais entrer au contraire dans une certaine forme de logique. Il n’est pas question de démontrer quoi que ce soit par les sciences, la foi n’entre pas dans ce domaine de rationalité. En ce sens, nous aurons beau multiplier les témoignages de nos expériences de croyants, nous emporterons peut-être l’adhésion de nos interlocuteurs par la force de notre persuasion et la séduction de nos modes d’existence mais pas par une affirmation démontrable, falsifiable diraient les néo-positivistes.
Il faut néanmoins que ce que nous proclamons entre au moins dans des formes logiques. Certains prennent les croyants pour des débiles mentaux tellement nos affirmations leur semblent impensables de la part de gens normaux. Montrer qu’il y a plusieurs manières d’aborder le réel et que les genres littéraires sont multiples, ne pas passer pour un imbécile a toujours été une de mes préoccupations majeures, d’où mon investissement dans la philosophie et mon travail sur le marxisme. Je n’ai pas toujours réussi à me faire prendre au sérieux malgré mes efforts…
Affirmer, en s’appuyant sur les évangiles, que nous ne croyons pas en un Dieu qui serait le tyran que certains imaginent imposant sa volonté à de pauvres créatures qui doivent lui être soumises est sans doute un premier pas. Je suis toujours d’accord avec les critiques des athées tout en leur disant que Dieu n’est pas celui qu’ils croient. Nous, chrétiens, avons des progrès à faire pour présenter Dieu comme un père, proche de chacun et de sa création et non comme un tout puissant isolé dans son ciel, prêt à condamner ceux qui manquent à sa parole.
Un Dieu proche ne devrait pas davantage être celui qu’on assomme par des demandes serinées à l’infini mais plutôt quelqu’un dont on tente de devenir familier, avec qui on entre progressivement dans une communion la plus étroite possible pour que nos manières d’être deviennent de plus en plus conformes à sa volonté. Bien des pratiques superstitieuses persistent chez les chrétiens et elles font obstacle à une approche saine de la religion. Mais il est impossible de purifier notre foi de toute conception magique, elles existent même chez les non-croyants !
Il faudrait aussi combattre l’idée que les chrétiens seraient indifférents à ce qui se passe dans le monde et qu’ils accepteraient de souffrir sans réagir, confiants qu’ils sont de la récompense qui les attend dans le ciel. Que le Royaume soit déjà parmi nous est au contraire une invitation à vivre de lui sans attendre et à le faire grandir dans notre monde. Bien que cela ait été abondamment prêché par l’Église au cours de son histoire, nous ne vivons pas dans la seule espérance du Paradis, en acceptant les souffrances d’ici-bas pour gagner une place dans la béatitude finale… Nous ne souhaitons pas davantage endurer le plus de vicissitudes possibles en songeant à ce qui nous est promis et qui nous attend. La vie avec Dieu est pour tout de suite, dans la joie de sa présence, dans la communion immédiate avec nos frères, parce que le Royaume, c’est l’amour et que chaque fois que nous vivons de l’amour, nous vivons de Dieu, nous sommes déjà dans son Royaume.
Ce serait une folie de nous en priver, de nous sacrifier alors que le Royaume d’amour est le but de notre vie, que c’est pour lui que nous avons été créés. Rien ne justifie de nous priver d’amour maintenant. En ramenant l’utopie de l’horizon à l’aujourd’hui, nous n’avons donc rien à perdre de l’enthousiasme de notre dynamisme spirituel. Si les modes d’espérance ont changé, l’invitation à la joie et à la paix demeure en sachant que nous ne pourrons pas être pleinement heureux tant qu’un seul homme souffrira d’injustice dans le monde. L’injonction au service du frère demeure. Elle concerne non seulement les efforts pour changer la société afin qu’un jour, peut-être, les générations futures trouvent le bonheur mais aussi le souci qu’immédiatement chacun trouve sa place et soit respecté. Une telle espérance exclut bien sûr le repliement sur soi, l’enfermement dans sa petite individualité, le détournement de notre affectivité vers quelques animaux de compagnie… L’homme est à mettre au centre en sachant qu’il ne peut s’épanouir que s’il est capable de s’intégrer dans une nature dont il ne peut pas s’exclure.
Vu le poids d’une certaine tradition remise à l’honneur par des intégristes, bien des chrétiens ont du mal cependant à quitter les notions de sacrifice, de soumission à une prétendue volonté divine, de renoncement au bonheur pour ici-bas, de fatalité… Leurs attitudes deviennent alors intolérables pour ceux qui croient voir en eux la vérité ultime du christianisme. Si la religion sert à oublier les soucis de la vie en désolidarisant les croyants du reste de l’humanité et en se projetant dans un univers imaginaire, elle est vraiment « l’opium du peuple » et c’est à bon droit qu’on peut la rejeter.
Au terme de ce parcours, j’ai donc fini par m’engager résolument sur le chemin de cette nouvelle utopie qui nous recentre sur le présent, à m’y sentir à l’aise, sans regretter les utopies d’un passé proche qui m’avaient porté. J’y ai retrouvé une véritable utopie et cette espérance que je tiens à ne pas abandonner, c’est-à-dire un élan qui ne connaîtra pas de fin tant la tâche est immense. D’autant que sur ce chemin il est possible de construire des espaces de liberté, de paix et d’amour à vivre sans délais ! Prétendre atteindre la perfection est une ambition hors d’atteinte comme c’est le cas de toute perfection et il est essentiel de ne jamais envisager d’y arriver ni de penser que ce serait possible. Cependant il est assez enthousiasmant de se dire que poser des jalons est à faire tout de suite, qu’être vraiment heureux est réalisable même si l’on souffrira en permanence de l’incomplétude de notre nature humaine et des imperfections de la mère nature qui nous donne la vie au jour le jour.
Vers la fin
Parvenu à ce nouvel équilibre, je pourrais en rester là tellement le programme à réaliser me convient, bien qu’il excède largement mes compétences. Mais j’arrive à la retraite et, sans prétendre savoir ce que je vais devenir, je me demande sur quelles bases je vais me lancer dans cette dernière étape qui est un gros bouleversement en perspective ! Je ne suis pas mécontent du chemin parcouru. Sans doute que j’aurais pu mieux faire mais cela aurait pu être pire !
Je dois bien avouer que l’avenir du monde m’inquiète parfois, tant il est mis en danger par des problèmes d’une gravité extrême : écologiques, de pauvreté, de dérèglement climatique, de pandémie, d’inégalité sans cesse croissante entre les hommes et les peuples sans compter le peu d’investissement de l’humanité pour trouver des solutions adéquates. Les belles déclarations ne manquent pas mais peu d’engagements se révèlent efficaces face à la puissance de l’argent qui ne cesse de grandir ! J’envisage parfois avec soulagement de devoir quitter ce monde où vivre me semble de plus en plus difficile puisqu’on en arrive à s’interroger sur l’avenir des êtres humains sinon de la planète. Je reprends espoir quand je réalise que c’est le propre des vieux de se considérer comme inadaptés dans un monde qui bouge et où ils pensent ne plus trouver leur place. Il est probable que les nouvelles générations trouveront les solutions que nous n’imaginons pas et qu’ils maintiendront au moins leur monde habitable.
Je vois venir la mort sans trop d’angoisse mais sans doute n’y suis-je pas encore et il faudra vérifier quand j’en approcherai de plus près. Difficile de savoir en avance ! J’aime la vie en tout cas et toutes les relations que j’y ai construites. Elles me font vivre encore, et jusqu’au bout je le souhaite, malgré la disparition de certaines déjà et la probable raréfaction d’autres qui, avec les changements d’activités, ne saurait tarder. J’espère n’être jamais isolé au point de devenir solitaire mais je me rends bien compte que j’aurai de nouveau des séparations à vivre, des pages à tourner.
J’éprouve quoi qu’il en soit un certain soulagement à laisser à d’autres des responsabilités qui déjà me dépassaient. Vient un temps où passer le relais devient une évidence. L’expression « passer le flambeau » ne convient même pas tant je pense que je n’ai rien à transmettre ; du moins je crains que ce que je penserais pouvoir transmettre n’intéresse guère ceux qui viennent après moi. Il m’est arrivé plusieurs fois de quitter un poste en me rendant compte que, si je ne devais pas m’accrocher à mon passé, mes successeurs passaient eux aussi à autre chose sans se soucier vraiment de continuer ce que j’avais mis en place. J’ai fait la même chose pour ce qui me concerne… Quand on est amené à laisser l’essentiel de ce dont on est responsable, il ne faut pas trop se faire d’illusions sur la permanence de ce que l’on a pu mettre en place. Chacun gère à sa manière… et c’est bien.
C’est d’autant plus vrai que j’ai l’impression d’être une fin de race et que la manière dont j’ai été prêtre n’a plus guère la côte. Les jeunes prêtres d’aujourd’hui tiennent particulièrement à être reconnus alors que je cherchais, avec d’autres, à me fondre dans la masse : l’image du levain dans la pâte était l’une des préférées à l’époque. Aujourd’hui, il leur faut des signes distinctifs qui les font repérer au premier coup d’œil alors que j’étais heureux d’éviter la soutane ; ils tiennent à montrer qu’ils ont une place et un rôle central dans les communautés, ils aiment à se retrouver entre eux, donnent beaucoup de place à la liturgie, sont plus rigoureux avec le droit, s’entourent de « bons chrétiens » qui vont dans leur sens… Je ne suis pas vraiment à l’aise avec eux bien qu’ils soient souvent fraternels ; mais quoi qu’il en soit, ils sont l’avenir de l’Église et c’est peut-être de cela qu’elle a besoin pour assurer son avenir, ce n’est plus à moi d’en juger. Je me sens proche des intuitions du pape François mais eux aussi, semble-t-il, alors il est bon que je m’efface. Il serait vain de vouloir avoir raison contre la majorité quand on est atteint par la limite d’âge.
Certains me disent : « Où irons-nous quand tu seras parti ? » C’est gentil de leur part mais je suis sûr qu’ils ne seront pas nombreux dans leur cas et que la plupart se feront à d’autres manières de faire, de prier et de célébrer. Je n’ai gardé que quelques amis après avoir quitté les paroisses où je suis passé et l’Église continue.
J’ai toujours refusé d’être considéré comme un prêtre à part mais j’avais peut-être tort. Depuis très longtemps, je n’ai plus d’accompagnateur spirituel et aucun prêtre ne m’a demandé de l’accompagner sauf un, il y a longtemps et il n’est guère resté avec moi ne me trouvant pas assez directif. Je chercherais vainement un prêtre avec qui j’aimerais cohabiter et ceux avec qui je me sens vraiment en accord pourraient se compter sur les doigts d’une seule main et encore il y aurait trop de doigts ! Beaucoup d’orgueil sans doute de ma part… Ceux qui ont vraiment été importants pour moi sont morts ou sont beaucoup trop vieux, les autres sont trop différents. L’évêque a beau parler de ma « grande expérience », je ne sais plus trop quoi en faire dans l’Église de mon diocèse. Peut-être que certaines intuitions que je partage reviendront sur le devant de la scène mais je ne serai plus là.
Certains de mes textes ont encore un impact auprès de quelques-uns et il est vrai qu’écrire est une manière pour moi de réfléchir à ce que je vis, de faire le point et de partager. Il y en a qui les lisent, d’autres trouvent que c’est trop long mais je crois qu’écrire est une bonne chose pour moi et que cela restera important même quand personne ne me lira plus ! J’espère rester capable de continuer, la retraite venue, sauf que j’aurai perdu la plupart de mes rencontres avec des personnes et des groupes de réflexion or ce sont ces temps qui suscitent ma réflexion par les questions qui s’y posent. J’ai rêvé souvent de devenir un vieux sage, je crains que ce genre de personnage n’ait plus la côte de nos jours, sans compter que je peux encore devenir plus vieux mais pas forcément plus sage !
Je ne crois pas être amer, plutôt prêt à partir à la retraite avec la conscience que j’ai fait mon temps, que je suis heureux du parcours accompli, que je me pardonne mes erreurs et que, désormais, il faut laisser la place à d’autres qui, s’ils sont vraiment différents de moi et de mes manières de faire, feront avancer l’Église comme je ne peux plus le faire.
Il me reste beaucoup d’amis, des gens avec qui je me livre sans guère de retenue et que je pourrai continuer à voir, ils sont plus nombreux que de prêtres en tout cas. Ils m’ont accompagné depuis plus ou moins longtemps au cours de ma vie, nous avons vécu des temps forts ensemble, des galères aussi, et ils sont restés fidèles. J’en ai perdu beaucoup d’autres du fait des aléas de la vie ; avec certains, cela n’a été que de courts épisodes intenses. J’en aurai de nouveaux, je n’en doute pas : à moi de rester ouvert aux rencontres, dans la mesure où je resterai fréquentable et que mes frustrations et l’exigence de mes attentes ne feront pas obstacle au dialogue.
Je trouverai, je n’en doute pas, des espaces où je pourrai vivre en Église et en société, on m’en proposera et j’aurai à être attentif pour rester à ma place. À moi de garder ma disponibilité sans perdre de vue que je commence une vie différente mais pleine, je l’espère, libéré des soucis des charges que l’on m’a données jusque-là, avec de nouvelles sans doute, plus proche de la nature et de Dieu.
Addenda
Je n’ai parlé jusqu’à présent que de mes errances spirituelles et intellectuelles. Notre corps est cependant un autre domaine qui conditionne grandement nos rapports en société. Comme je ne suis pas un pur esprit, je lui ai donné une place importante jusqu’à présent. Deux pratiques ont eu une place particulière : l’aïkido et la montagne. L’une et l’autre restent d’actualité dans ma vie.
Aïkido
Voici presque 40 ans que je pratique l’aïkido d’une manière régulière. Comme beaucoup de jeunes, j’avais commencé par le judo mais j’ai été rapidement gêné par le type d’entraînements qui nous étaient proposés, entièrement tournés vers la compétition. La musculation ne m’attirait pas et je n’avais déjà plus l’âge de prétendre gagner quelque médaille que ce soit d’autant plus que l’envie m’en manquait. La performance, le fait de l’emporter sur un adversaire dans un combat, tout cela me déplaisait et ce n’est sans doute pas sans rapport avec ma foi. Le judo, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, commence toujours par l’affrontement entre deux combattants qui cherchent à se saisir, s’opposent force contre force jusqu’à ce qu’un des deux cède en général à cause d’un « spécial » que l’autre a réussi à placer sans faire preuve de beaucoup d’imagination. Le fait qu’il y ait des catégories de poids montre bien que nous sommes très loin de la théorie qui voudrait que l’on utilise la force de l’adversaire. Il y a, certes, une large part de technique mais c’est le plus fort qui l’emporte.
Mon livre Sorties de violence, inspiré des intuitions de René Girard et qui s’appuyait sur des textes évangéliques, m’a permis de réfléchir justement sur les moyens concrets de sortir de la violence mimétique. Or cette violence est sous-jacente à la plupart des disciplines sportives. La volonté de prendre le dessus sur l’autre, d’obtenir ce qu’il a, d’affirmer sa supériorité engendre une violence qui est largement encouragée dans certaines visions de l’école et dans bien des épreuves sportives où il s’agit de gagner en l’emportant sur des concurrents. Le capitalisme met en avant les gagneurs. On retrouve rarement cette tendance chez les montagnards et pas davantage chez les aïkidokas.
La première chose qui m’a séduit a été la beauté de la pratique de l’aïkido : des grandes chutes roulées, soulignées par des larges envolées de jupes. Eh oui, nous portons de longues jupes noires en plus de nos kimonos, de nos keikogis à plus strictement parler. C’est très viril ! Je me suis donc inscrit pour pratiquer cet art martial. Je n’ai pas été déçu et je voudrais expliquer pourquoi…
Tout d’abord, c’est un vrai sport. Si, dans certains endroits, la pratique de l’aïkido ressemble beaucoup à une méditation à la recherche du ki, ce n’est pas le cas dans mon club : mon keikogi est bien imprégné de transpiration à la fin de l’entraînement, même en plein hiver ! Quelqu’un qui était venu faire une étude chez nous a relevé que nous perdions autour de 2 kilos par séance de deux heures. Ce n’est certes que de l’eau et nous récupérons vite notre poids initial mais c’est dire que nous transpirons et que nous perdons sans doute quelques toxines au passage !
L’aïkido est un apprentissage de la défense mais il faut bien qu’il y ait un attaquant ! Chacun endosse ce rôle successivement : on attaque 4 fois puis c’est le tour de l’autre. Bien sûr, la plaisanterie que j’entends régulièrement est : « Tu dois tendre l’autre joue » preuve que l’Évangile a laissé des traces dans les mémoires ! Ceci dit c’est exactement ce que nous faisons en présentant le côté gauche à l’attaque puis le droit. Les coups à main nue, au sabre, au bâton, au couteau et les saisies sont portés sans retenue surtout si on se trouve face à un gradé. On part du principe qu’il va éviter l’attaque et c’est ce qu’il fait la plupart du temps… Il s’agit d’une bonne manière de se défouler que de mettre toute son énergie dans une attaque, de frapper franchement en étant persuadé que l’autre va se sortir de devant. Une partenaire dont je n’avais pas su éviter le coup de poing m’a dit un jour : « Ça ne m’étonne pas, j’étais en train de penser : ton Dieu c’est un salaud ! » J’ai pu ensuite parler avec elle de ses démêlées avec le Très Haut qu’elle a rejoint depuis… J’ai moi-même frappé un grand maître japonais au cours d’un stage… Il ne s’était pas assez méfié de mon attaque hasardeuse ! Il était vexé mais c’était sa faute… On se retient davantage quand il s’agit de petites ceintures ou de plus jeunes mais la méfiance reste de mise : ils attaquent, eux, de bon cœur et parfois de manière désordonnée comme je l’avais fait !
Celui qui défend ne se met jamais en opposition, il ne bloque pas le mouvement, ne cherche pas le rapport de force. Il se détourne, s’efface, sort de la ligne d’attaque, laisse passer, accompagne l’action pour mieux la repousser. Il respecte son partenaire, évite de lui faire mal : la douleur qu’il lui inflige ne sert qu’à l’amener au sol. En détournant l’attaque sans blesser son adversaire, on veut lui montrer que sa violence est inutile et que l’on peut passer outre. En outre, la chute qui conclut systématiquement tous les mouvements sur le tatami n’est pas un aveu d’échec de la part de celui qui la subit. Nous chutons plusieurs fois par minute mais cette issue est la suite logique du mouvement et non une sanction. Nous y consentons pour échapper à la douleur, pour éviter une blessure et c’est une manière de reconnaître que la prise a été portée correctement par l’autre. L’un des signes de la bonne humeur qui préside à nos ébats est que, comme nous sommes d’incorrigibles bavards, la projection n’interrompt que rarement nos bavardages tellement elle a lieu dans la confiance et loin de tout ressentiment !
Résister pourrait provoquer des dommages et il vaut mieux consentir sauf quand le mouvement est trop mal effectué ou parfois, avec des plus jeunes, pour leur montrer qu’ils ont encore des progrès à faire… Cela demande malgré tout une maîtrise du geste qui doit pouvoir s’arrêter immédiatement en cas de danger. C’est aussi un apprentissage puisque le contrôle s’acquiert au fil des séances. D’ailleurs, notre professeur est impitoyable vis-à-vis d’un gradé qui fait du mal à un plus jeune ou à un débutant, cela est allé jusqu’à l’exclusion définitive. Je trouve que ces comportements ont un bon goût d’Évangile…
Dans ce contexte, aucune compétition n’est envisageable puisque c’est toujours celui qui attaque qui perd ou, pour mieux dire, qui se retrouve au sol. « Citius – altius – fortius, plus vite – plus haut – plus fort » qui est la devise des jeux olympiques n’a aucun sens dans notre discipline. La seule manière de progresser est que nos progrès soient reconnus par l’enseignant puis par un jury pour la ceinture noire et les dans qui suivent. Certes, au cours des entraînements, il y en a toujours qui cherchent à frimer, qui veulent démontrer leur supériorité, qui font mal, qui évitent de pratiquer avec les plus faibles mais l’ambiance générale est plutôt bonne. L’honneur suprême étant d’être choisi par le professeur pour subir les techniques à démontrer, être uke, ce privilège se solde par des douleurs supplémentaires et des vols planés plus aériens… Tous ne courent pas après cette mise en avant !
Les grades sont la marque des progrès accomplis mais, à partir de la ceinture bleue, tout le monde a le droit de porter l’hakama, cette jupe noire qui caractérise notre pratique et qui uniformise les pratiquants. De ce fait, on oublie rapidement qui est ceinture noire premier dan, deuxième dan… et ceux dont c’est la fierté ont du mal à faire valoir leur différence. Quant à moi, j’en suis resté au deuxième dan sans être très motivé pour accéder à l’échelon supérieur. Déjà, l’admission à l’examen suppose la participation à des stages en week-ends et ces derniers sont assez chargés pour moi… on peut également les obtenir de l’aikikai de Tokyo et dans ce cas, il faut non seulement en être jugé digne par les instances mais de plus verser une somme que j’aime autant employer différemment. Je préfère pratiquer du mieux que je peux et comme dit mon professeur, l’âge aidant, « Tu n’as plus rien à prouver » !
Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’autres disciplines sportives qui permettent la pratique sans distinction entre hommes, femmes, enfants, gros et maigres, forts et faibles, vieux et jeunes… Il est même assez profitable de passer d’un enfant à un adulte, avant d’aller avec un haut gradé, de passer un moment avec quelqu’un de souple avant de se trouver face à quelqu’un qui, comme moi, est difficile à bouger. On se retrouve parfois entre septuagénaires, on est 4, mais je peux aussi bien pratiquer avec certains dont je pourrais être le grand-père, il m’est arrivé d’être appelé « papi » ! S’adapter à son partenaire est une des clés de l’apprentissage.
Cependant c’est par un « Padre » retentissant que je me fais interpeler le plus souvent. Ils m’acceptent avec mon statut et il me semble que la plupart des barrières sont tombées même si des défiances demeurent de la part de certains. Les vestiaires, les entrainements, la douche et le verre de bière qui suit sont pour moi l’occasion de rencontrer un type de gens que je ne côtoie pas assez en dehors. Peu dans ce club sont des chrétiens bien affirmés, certains sont intéressés par ce que je représente, il y en a qui lisent mes posts sur Facebook ; en tout cas mes rencontres avec eux tranchent avec celles que je vis d’habitude quand je suis dans mon rôle de prêtre ou que je dois répondre à des demandes religieuses. Cela fait du bien de vivre des rencontres gratuites dans lesquelles je ne suis pas tout à fait dans mon rôle habituel.
Une de mes fiertés est d’avoir contribué à la diffusion de l’aïkido à Madagascar. Il y avait un club à Antsirabe quand je suis arrivé et je m’y suis présenté rapidement. Mais après le premier entraînement, l’enseignant m’a demandé de prendre sa place ! Je suis donc devenu leur professeur pendant 10 ans, essayant de transmettre ce que j’avais appris de ma pratique en France. Les cours avaient lieu au début sur le parquet d’une salle de classe dégagé à la hâte et qui, vu l’état de propreté, noircissait rapidement les kimonos. Quelques temps après, nous avons privilégié le terrain de foot du séminaire où j’enseignais. De noir, les kimonos sont passés au vert !
Mes élèves ont rapidement atteint un bon niveau et ils avaient du mérite parce que les chutes sur du parquet ont intérêt à être bien roulées ; quant à l’herbe, elle est à peine plus confortable. Chaque fois que je repassais par la France, j’essayais d’engranger le plus d’idées possibles sur les nouvelles techniques à employer, j’ai même réalisé des vidéos pour ne rien oublier. J’ai pu décider mon prof à venir à Madagascar et il a fait passer la ceinture noire à ceux qui avaient un bon niveau. Depuis mon retour, d’autres enseignants sont venus dans la Grande Île et la qualité s’en est trouvée grandement améliorée. J’ai gardé quelques liens avec Madagascar et, à partir du moment où Facebook s’est démocratisé, c’est avec mes élèves aïkidokas de l’époque que les contacts ont été les plus fréquents.
Je dois donc beaucoup à cette discipline. Est-ce qu’elle est efficace en cas d’agression ? Je l’ignore, je n’ai jamais testé. Face à une kalachnikov, je n’aurais aucune chance mais j’ai expérimenté le fait que, lors des jeux de mains entre amis, j’arrivais facilement à éviter les coups mais ce ne sont que des jeux. J’ai remarqué, et c’est plus intéressant, que, chaque fois que je me suis trouvé confronté à des circonstances dangereuses, les agressions ne sont jamais allées jusqu’à l’affrontement. Je me fais peut-être des illusions ou bien j’ai eu de la chance, mais j’ai gardé mon calme, je n’ai pas eu peur, j’ai fait face avec prudence mais sans paniquer, et cela a suffi à désamorcer la violence ou à éloigner l’excité. Sans doute qu’il est plus facile d’attaquer quelqu’un qui a peur que celui qui se montre prêt à se défendre ou qui sait, au moins, prendre une garde dissuasive. Quand on a l’habitude de recevoir des coups, on a plus de chance de les voir venir et de les éviter. Il me semble que la confiance et la réactivité que l’on acquiert sur le tatami finissent par s’élargir à l’ensemble de la vie. On apprend aussi à reconnaître les comportements agressifs, à ne pas provoquer, à laisser passer les orages pour mieux les contrôler. Ce n’est pas pour rien que l’on appelle l’aïkido le « zen debout » en référence au zazen.
Ce sont peut-être des comportements élitistes. Il y a beaucoup d’intellectuels dans l’aïkido, il est vrai : une fois, nous avons compté 8 docteurs de différentes disciplines dans notre club ! Mais nous sommes loin d’être en majorité, surtout parmi les plus gradés, il existe une grande diversité dans les inscrits. L’aïkido est un apprentissage du corps et non une démarche intellectuelle. Nous répétons les mêmes mouvements des centaines de fois au fil des années, en variant les entrées et les attaques, en utilisant des armes ce qui donne une diversité infinie. Le but recherché est, qu’au final, chaque geste devienne naturel, fluide, sans à-coups, sans crispation, sans effort manifeste… tout en étant le fruit d’une longue pratique, en sachant que même les meilleurs n’atteindront jamais la perfection recherchée. C’est ce qui décourage certains qui ne font qu’un passage dans le club d’autant plus qu’il n’y a pas la récompense de la victoire, pas de médaille ni de coupe.
Celui qui s’accroche à la discipline malgré les fatigues s’aperçoit par intervalles qu’il progresse alors qu’il croyait stagner. Il constate avec satisfaction qu’un coup qui part sans être ni forcé, ni retenu est infiniment plus efficace et qu’une parade réflexe gagnée après des heures de répétition est la seule capable de contrôler une attaque venue à l’improviste. L’entraînement est là pour que le corps parvienne à réagir de lui-même parce que nous n’aurons jamais le temps de penser à une parade si elle ne vient pas spontanément comme le fruit d’heures de pratiques. Nous apprenons à lui faire confiance. Il intègre de lui-même les réactions appropriées.
Il n’existe pas beaucoup de voies qui donnent une telle importance au corps. Alors que certaines pratiques proposent de s’en détacher pour laisser plus de place à la spiritualité, d’autres cherchent à en magnifier la beauté en en faisant un objet de représentation. On le mortifie par des régimes, on s’efforce d’en faire un outil performant qui permette d’affirmer sa supériorité mais on se contente rarement de lui permettre de déployer des capacités dans le respect de ce qu’il est. Il n’y a pas de recherche artistique dans l’aïkido comme c’est le cas dans la danse, existe-t-il même un but recherché ? J’ai parfois l’impression que cette discipline ne sert à rien, qu’elle est pure gratuité… Cependant certains mouvements atteignent une véritable beauté quand ils manifestent une harmonie entre les corps, une fluidité dans les gestes, une légèreté dans les déplacements au moins chez les meilleurs, les autres ayant l’impression de galérer ! Mais pour tous, c’est un vrai plaisir de réussir à projeter un partenaire sans effort apparent et sans qu’il ait à en souffrir comme à éviter une attaque que l’on n’avait pas vu venir.
Les aïkidokas ne sont pas spécialement beaux, ni particulièrement musclés ; ce ne sont pas des gagneurs ni des personnages exceptionnels ; ils ont des défauts dont la pratique ne les libère pas, ils ne sont pas tous sympathiques… mais la fréquentation de ces gens me fait beaucoup de bien, il y a une vraie proximité entre nous.
Je pense parfois aux difficultés que j’ai eues avec mon expérience malgache : il n’est pas facile de communier avec des gens dont la mentalité nous est autant étrangère. Il me semble que c’est de mes élèves de l’aïkido que j’ai réussi à me rapprocher le plus parce que nos échanges n’étaient pas verbaux. Ils adhéraient tout de suite aux techniques que je leur montrais et étaient capables de les reproduire, rapidement mieux que moi, alors qu’on avait tellement de mal à échanger à cause de la barrière des cultures. Lors d’un stage à Madagascar, j’étais à genoux sur le tatami et j’échangeais des coups avec mon partenaire quand il m’a dit : « Tu me frappes parce que tu es raciste ! » La réflexion était tellement incongrue que nous nous sommes tous les deux écroulés de rire. La même réflexion dans un autre contexte aurait été prise au sérieux…
Qu’est-ce que je dois à l’aïkido ? J’ai essayé de répondre à la question mais j’ai l’impression de ne pas être allé au fond. Pourquoi me suis-je accroché à cette discipline depuis tant d’années et à aucune autre ? Il va bien falloir que j’arrête un jour. Je suis encore capable de chuter correctement, je tiens à peu près la distance lors des entraînements même si certains de mes partenaires font attention à moi quand ils voient que je fatigue… heureusement, ils finissent en général par oublier mon âge, signe que je ne suis pas trop pourri ! Je me rassure en voyant que des plus jeunes ont parfois du mal à tenir le rythme. Quand je sens trop la fatigue, je retrouve cependant les septuagénaires ou je me rabats sur des débutants dont le rythme est moins soutenu… Je lève le pied parfois mais je me rends compte que quand je me tiens à des entraînements réguliers, je finis par me comporter correctement, pour combien de temps encore ? J’ai malheureusement des obligations qui empêchent que je m’en tienne à une régularité suffisante. Comme autre pratique, j’ai la montagne, l’avantage est que je peux y marcher à mon rythme mais là aussi il faudra que j’arrête un jour… J’ai encore des prises à lâcher.